Fragments d`un discours amoureux

January 8, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Philosophie
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Bertrand Vaillant - Promotion XXXIX°Φ

AMOUR ET CONDITION HUMAINE

Professeur référent : Madame G. de Chefdebien 29 mars 2010

Qu'est-ce que je pense de l'amour? - En somme, je n'en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c'est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. (…) Je suis dans le mauvais lieu de l'amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe. » Roland BARTHES Fragments d’un discours amoureux

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Le philosophe et l’artiste ont en commun d’être frappés, lorsqu’ils se penchent sur la condition présente de l’homme, par l’omniprésence et l’enchevêtrement du désir, de l’amour, des passions, de l’attirance ou encore de l’avidité. Là où l’artiste va chercher à reproduire, à manifester, à mettre en lumière, il appartient au philosophe de chercher à comprendre. Le désir semble en effet à la fois le plus grand moteur de nos actions et la cause de toutes nos souffrances, l’amour est à la fois ce que tous recherchent et ce qui noue les tragédies cornéliennes. L’expérience amoureuse est à la fois très commune et, de l’aveu général, terriblement complexe. Tous y aspirent, beaucoup y goûtent ou croient y goûter, mais bien peu revendiquent de le comprendre. Il apparait pourtant si capital dans la vie humaine que le philosophe ne peut guère faire l’économie d’un questionnement sur l’amour. Et s’interroger sur l’amour, c’est d’abord s’interroger sur le désir. Car l’expérience que tous partagent, avant celle de l’amour ou même celle qu’ils prennent peut-être pour de l’amour, c’est l’expérience du désir. Il importe donc de voir comment désir et amour s’articulent, et quel rôle peut et doit jouer l’amour dans une vie humaine emplie par l’expression de nos désirs.

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Tout homme désire naturellement. Quels que soient les objets désirés, dont la variété s’étend à l’infini, il appartient à tout homme d’être un désirant, un être tendu par l’appel impérieux du désir. Devant l’universalité de cette expérience, nous sommes portés à voir dans cette tension du désir un caractère essentiel de la condition humaine, sinon de la nature même de l’homme. Le fait ne lui est pourtant pas propre, et l’animal est mû avant tout par des désirs simples comme la faim ou la soif. Mais ces désirs sont aisément satisfaits, ils ne sont que l’expression du conatus, de l’appel de la nécessité à se maintenir dans l’existence. Ils ont un terme connu et déterminé dans lequel ils trouvent leur apaisement. Et c’est précisément cet apaisement qui semble échapper à l’homme. C’est ici qu’intervient l’expérience proprement humaine, celle de l’insatisfaction. L’homme n’est pas seulement mu par la tension du désir, il est un

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assoiffé permanent. Son désir ne trouve jamais de terme où s’apaiser, au contraire : chaque atteinte, chaque acquisition d’un objet désiré ne fait que relancer le désir, le rediriger, parfois même en en accroissant la force. Nous voulons toujours plus, toujours autre chose que ce que nous possédons, et ce quel que soit l’état de pauvreté ou d’abondance dans lequel nous nous trouvons. L’homme vit en permanence au-delà, en avant de lui-même, il est tendu vers, mais la direction n’est pas définie. Il marche vers l’horizon. Comme le marcheur, il se fixe des objectifs, des buts, des étapes où passer la nuit. Mais au fond de lui, il est toujours porté vers cet horizon qui se dérobe en même temps qu’il croit s’en approcher. Il est évident que nous n’envisageons pas le désir comme une attraction vague vers un but plus ou moins flou et indéfini. Le désir se fixe sur des objets précis, il est toujours désir de quelque chose. Mais le fait est que l’atteinte de ces buts ne constitue jamais un terme à notre désir, mais au contraire nous projette à nouveau vers d’autres objets. L’homme ne cesse jamais d’être attiré par le poids de son désir, incapable de trouver le repos dans ces biens déterminés. « En ces choses point de repos : elles ne sont pas stables, elles s’écoulent (…) Qui peut les saisir, même quand elles sont présentes ? » dira Saint Augustin1. Le mode d’être de l’homme est dès lors la poursuite, la recherche, la chasse, la quête. Si l’insatisfaction est chez l’homme un état de fait, ce n’est pas comme une incapacité passive et paralysante mais comme un élan dynamique, une course effrénée dans la quelle le coureur se trouve toujours déjà pris, et n’a de cesse de poursuivre un but qu’il ne peut jamais atteindre. Le décalage entre la soif de l’homme et l’incapacité du monde à la combler semble révélateur d’une dimension supérieure de l’homme. S’il n’était qu’une partie du monde comme les autres, alors on serait en droit de penser qu’il peut trouver satisfaction dans les choses qui l’entourent. Mais l’obtention des biens désirés, dans les faits, creuse le désir lui-même et l’accroit plus qu’elle ne l’apaise, et celui qui possède ce qu’il désire est plus troublé encore par la crainte de le perdre, c'est-à-dire par le désir de posséder toujours ces mêmes choses dans l’avenir. Il semble donc que le désir et l’insatisfaction soient le signe de quelque chose de plus grand en l’homme. C’est dans cette perspective que la philosophie 1

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, IV, 10, trad. J. Trabucco, Garnier Flammarion, 1964, p.75

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médiévale envisage l’insatisfaction, non comme un malheur indépassable avec lequel il faut composer mais comme un symptôme dont il s’agit de découvrir le sens. A l’ « ascèse négative » de la morale épicurienne et stoïcienne s’oppose dès lors une « ascèse positive », qui n’est plus un abaissement en-deçà du désir mais une élévation au-delà de lui. « Au lieu de mutiler le désir en niant son objet, elle comble le désir en lui en révélant le sens. »2 Le désir semble en effet si profondément ancré en l’homme qu’il semble vain de le rejeter absolument. Néanmoins, l’état d’insatisfaction est le signe qu’il y a quelque chose d’autre en nous que ce désir. En effet, s’il n’y avait en nous que les désirs, on ne voit pas pourquoi l’homme demeurerait incapable de les satisfaire « dans un univers dont leur intelligence met les ressources à leur disposition »3. Si chaque objet déterminé, aussitôt possédé, s’avère incapable de nous satisfaire, c’est que notre désir est infini. Et si même l’abondance la plus exceptionnelle ne peut tempérer son ardeur, c’est qu’il n’est pas seulement un désir infini, mais un désir de l’infini. Ce qui se cache derrière l’insatisfaction ne peut être autre chose que ceci : la capacité infinie de l’homme à aimer. Dirigée vers des objets finis, elle se heurte à cette finitude et les délaisse. Le désir singulier d’un objet donné devrait s’apaiser dans sa possession. Si ce n’est pas le cas, c’est que nous ne sommes pas tant tendus par un faisceau de désirs finis et déterminés, dirigés chacun vers son objet, que par le pondus d’un amour lui-même infini. Reste à savoir s’il peut trouver un objet où s’apaiser, ou si l’insatisfaction doit être comprise non seulement comme le signe de l’amour, mais aussi comme celui de son échec. Dès le commencement, la philosophie s’est saisie du problème du désir. Aussitôt qu’elle est devenue proprement morale, la pensée grecque s’y est appliquée, et a cherché les moyens d’échapper à l’insatisfaction. Naît alors l’éthique, qui est avant tout la science et l’art de diriger et de réguler ses désirs. L’insatisfaction est considérée comme l’état de celui qui n’applique pas ses désirs aux bons objets, et recherche l’apaisement sans ce qui ne peut le lui apporter. Les 2 3

E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale, XIV, Vrin, 1978, p.268 Ibid., p.267

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deux écoles du Portique et du Jardin ont fait de cette gestion du désir l’idée centrale de leur philosophie. Changer ses désirs, bien les diriger, substituer la mesure à la disproportion, voilà la discipline qui permettra au sage d’atteindre la satisfaction. L’insatisfaction, elle, est alors considérée comme une maladie, le résultat d’un dérèglement du désir qu’il faut s’efforcer de guérir. « Change tes désirs plutôt que l’ordre du monde », voilà la maxime essentielle du Manuel d’Epictète. Il s’agit de réaliser l’adéquation entre mes désirs et ce qui arrive. Ainsi, désirant et possédant immédiatement l’objet de mon désir, je demeure dans l’apaisement et dans la satisfaction. Cela revient à supprimer totalement la tension du désir, puisque celle-ci provient d’abord de la rupture entre ce que j’ai et ce que je cherche à acquérir. « Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux », écrivait l’empereur Marc Aurèle4. Mais cet apparent rejet n’est-il pas plus profondément la tension exceptionnelle d’un désir plus grand, le désir démesuré d’acquérir la pleine maîtrise de soi ? L’idéal d’ataraxie s’avère frappé de vanité par l’expérience commune. S’il est le véritable bonheur, et s’il est si aisément atteint, pourquoi n’y a-t-il pas plus d’hommes heureux ? Et si au contraire on le pense difficile, s’il est le prix d’un combat âpre et permanent contre les désirs, n’y a-t-il pas quelque vanité, quelque inhumanité dans cette lutte morbide contre ce qui anime l’homme d’un feu quasi invincible ? Pourtant, si le désir n’est synonyme que d’insatisfaction, tenter de le réduire autant que faire se peut semble la seule attitude possible. Il faut donc chercher, si nous voulons dépasser cet état de fait qu’est l’insatisfaction, s’il existe un état au-delà d’elle, qui serait alors l’état de droit de l’homme. Cela revient, avant tout, à se demander si le désir est seulement la marque irréductible de la misère et de l’absurdité de la condition humaine, ou s’il a un sens qu’il nous faut découvrir. *** Il semble que je sois la direction dans laquelle se tourne, naturellement et en premier lieu, mon amour. Les objets que je désire, je ne les aime pas à proprement parler. En effet, je ne veux dans ce désir que mon propre bien, et je n’aime ces objets que pour autant que je m’aime, puisqu’ils ne sont pour moi que 4

MARC AURELE, Pensées pour moi-même, 4, XXIII, trad. P. Lemaire, Hatier, p.21 6

les moyens de mon propre bien. Comme l’écrit Aristote au livre VIII de l’Ethique à Nicomaque, « dans l’amour des choses inanimées (…) on ne veut pas le bien de l’autre » (si ce n’est pour le conserver à notre profit). Ce que j’aime véritablement, c’est-à-dire ce dont je veux le bien pour lui-même, c’est moi. Les désirs apparaissent donc en première analyse comme la manifestation de mon égoïsme. L’homme « se veut d’abord, et ne veut ensuite tout le reste que pour l’amour de soi. »5 L’insatisfaction que j’éprouve interroge dès lors ma capacité à m’aimer moimême, c’est-à-dire à épuiser l’infini de ma capacité d’aimer en me prenant moimême pour objet de cet amour. Me penser moi-même comme objet de mon propre amour présente d’entrée de jeu des difficultés considérables. Cela suppose que je peux me dédoubler, être à la fois le moi aimant et le moi aimé. Car si l’amour est tension de l’un vers l’autre, d’un sujet vers un objet, alors il implique nécessairement une distance entre cet un et cet autre. L’autre doit être proprement autre, suffisamment autre et donc suffisamment loin de moi pour pouvoir m’attirer. Mais la distance de moi à moi dans l’amour que je me porte semble illusoire, elle n’est pas une distance effective qu’il me faudrait parcourir. Or « ici, il s’agit d’aimer, et donc il y va d’une distance et d’un ailleurs encore plus effectif, sérieux, patient et souffrant que le négatif de la dialectique – et de beaucoup. »6 Pour autant, je suis bien devant la réalité effective d’un certain amour de moi, ne serait-ce que parce que pour aimer un autre que moi je dois d’abord être et me maintenir dans mon être. L’amour de soi prend alors la forme du conatus et s’impose comme un état de fait. Mais de là à faire de l’égoïsme le terme ultime de l’amour humain, il y a un pas qui ne se laisse pas franchir. L’insatisfaction est en effet toujours là, qui s’impose elle aussi de fait, et elle manifeste l’échec de l’égoïsme à apaiser la tension de l’amour. Qu’il faille s’aimer assez pour se préserver dans l’être et dans une vie proprement humaine, c’est entendu, mais ce ne peut être qu’un préalable, un point de départ quasi incommensurable avec le point d’arrivée. L’homme s’y aime « avant toute chose », selon le mot de saint Bernard7, mais avant c’est-à-dire aussi préalablement, comme condition de tout 5

E. GILSON, op.cit. p267 J.-L. MARION, Le phénomène érotique, II, §9, 2003, Grasset, p.80 7 « L’amour charnel est celui par lequel l’homme s’aime lui-même, pour lui-même et avant toutes choses. » SAINT BERNARD, De Diligendo Deo, VIII, 23 6

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amour véritable. Car j’ai au fond de moi la conscience aiguë de ne pas être un objet adéquat pour mon amour qui se veut infini. « Evidemment, parce que je connais, mieux que personne, que je suis fini, et que mon éventuelle valeur (…) regorge, ruisselle et suinte de finitude. »8 Nous ne pouvons donc admettre le soi comme l’objet adéquat de l’amour. L’amour sera donc nécessairement tourné vers un autre, l’impossibilité de me poser comme autre de moi-même constituant l’obstacle majeur à l’amour de soi. Amour est en effet généralement conçu comme le lien, comme la quête d’unité dans l’altérité. « Placé entre les uns et les autres, il remplit l’intervalle, de manière à lier ensemble les parties du grand tout. »9 Il est une tension vers, ce qui implique qu’il y ait un objet extérieur vers lequel il me fait tendre, et cet objet doit être connu et reconnu comme aimable. Ce n’est pas, en effet, à n’importe quel objet que je cherche à m’unir dans l’amour. Si l’aimé me parait aimable, au point que je veuille parcourir la distance qui me sépare de lui, c’est à ce qu’il semble parce qu’il m’apparait comme un bien, comme l’écrit Aristote : « Rien n’est aimable que ce qui est bon. »10 Si l’amour s’exprime, de l’aveu de tous, dans un choix, une élection, cette élection doit être prédilection, car l’aimé est choisi en tant qu’il m’apparait meilleur que tous les autres. L’idée que je ne décide pas vraiment mais que le caractère profondément aimable entre tous (et même au-dessus de tous) de l’aimé s’impose d’une certaine manière à moi va dans ce sens. En effet, c’est le bien que je reconnais (ou crois reconnaître) en lui qui me le donne comme aimable et me le fait aimer. Le problème de l’amour devient alors un problème de connaissance de ce qui est réellement bon, c’est-à-dire une sorte d’enjeu éthique. Chercher l’objet parfait de notre amour reviendrait à déterminer s’il existe un objet assez bon pour satisfaire mon amour du bien. L’aimé se définirait, à ce stade, comme bien connu, l’amour augmentant avec la connaissance pourvu que celle-ci me montre toujours plus l’aimé comme un bien. Non certes un bien pour moi comme un moyen qui m’est utile, comme un bien en vue d’un autre, sans quoi mon amour n’est qu’un désir, et le désir toujours insatisfait. Non, entendons avec Lysis la formule de 8

J.L. MARION, op.cit. p.90 PLATON, Le Banquet, XXIII, 203a, trad. E.Chambry, Garnier Flammarion, 1965, p.63 10 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, IX, 3, 1165b14 9

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Socrate : « Ce qui est vraiment aimé ne l’est pas en vue de quelque chose qu’on aime. »11 Mais si l’aimé n’est aimable que pour autant qu’il est donné à ma connaissance (comme un bien), alors mon amour est limité, parce que ma connaissance de l’autre est limitée. Il convient cependant de préciser quel est cet « autre ». Il ne peut être un bien matériel, sous peine de retomber dans l’aporie de l’amour de soi, comme on l’a vu. Il est donc bien l’autre que moi, aimable pour lui-même, c’est-à-dire un homme ou un dieu. Voilà qui nous place devant un nouveau problème : la réflexion sur l’altérité a bien souvent été une pensée du caractère inconnaissable de l’autre, spécialement dans l’amour. Nous nous trouvons dès lors pris dans la contradiction barthésienne : « d’une part, je crois connaitre l’autre mieux que quiconque (…) et d’autre part, je suis souvent saisi de cette évidence : l’autre est impénétrable, introuvable, intraitable ; je ne puis l’ouvrir, remonter à son origine, défaire l’énigme. »12 Il y a en effet un paradoxe à chercher à connaître l’autre. S’il est autre il est inconnu, et si je le connais il n’est plus autre, ou plutôt ce n’est pas l’autre que je connais. L’amant peine à se situer, tiraillé entre une connaissance qui fait de l’autre un objet et un autre qui comme sujet se dérobe à sa connaissance. « L’intentionnalité de la conscience l’ouvre certes infiniment, mais ne l’ouvre qu’à l’horizon des objets, donc la clôt radicalement à la rencontre de l’autre sujet. »13 L’aimé se reçoit comme point de fuite. Il ne se laisse pas emprisonner dans l’intentionnalité de ma conscience, sinon pour me révéler ceci : tout ce que j’en sais, c’est que je ne peux rien en savoir. Qu’est-ce alors qui m’identifie cet autre comme aimable, par-dessus tous les autres ? L’amour semble se déchirer sous nos yeux à me sure que nous l’interrogeons. Aporie ou subtil équilibre, l’amour se situe de toute façon à la limite. « Jouissance du transcendant presque contradictoire dans ses termes, l’amour ne se dit avec vérité ni dans le parler érotique où il s’interprète comme sensation, ni dans le langage spirituel qui l’élève au désir du transcendant. »14 On retrouve ici la 11

PLATON, Lysis, 280b, trad. E.Chambry, in E.BLONDEL, L’amour, GF, coll. Corpus, 1998, p.55 R. BARTHES, Fragments d’un discours amoureux, 1977, Seuil, coll. Tel Quel, p.161 13 J.-L. MARION, op.cit., p.103 14 E. LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, 1965, in E.BLONDEL, op.cit., p147 12

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distance, qui tout à la fois se dresse entre moi et l’aimé et se présente comme ce qui peut par définition être parcouru. Cet élan vers l’unité et cette avancée sans fin dans l’altérité se jouent par ailleurs simultanément, et s’adressent tous deux à l’aimé dans sa totalité, pris en lui-même. Il faut donc y voir semble-t-il l’ambiguïté de l’Amour plutôt que divers types d’amours – ce qui reviendrait à réifier des distinctions conceptuelles, l’amour tel qu’en lui-même nous échappant alors définitivement. Mais dès lors, que pouvons-nous dire de l’amour, alors même que la figure de l’aimé se dérobe à notre approche ?

*** Il semble donc que l’amour doive tenir ensemble unité et altérité, connaissance et mystère. En un sens, l’amour est parallèle à la connaissance. L’aimé doit être connu, parce qu’il doit être reconnu comme aimable. Ainsi nous avons vu que le désir était tension vers ce qui nous apparait bon pour nous, et c’est pourquoi nous avons dit qu’il procédait de l’amour de soi. Nous avons dit encore que l’amour s’adresse à toute la personne de l’autre. Il ne peut donc être provoqué directement par la sensation, qui ne me donne l’autre que comme un objet matériel, c’est-à-dire au mieux un objet de désir. C’est donc une connaissance de raison qui me montre l’aimé comme aimable et me pousse à m’unir à lui. L’amour est donc quelque chose de la volonté, qui est l’appétit mû par une telle connaissance. L’amour est donc ce mouvement de la volonté vers le bien, mais pas n’importe quel bien. Au sens strict, l’amour ne s’adresse qu’à un sujet, et un sujet autre que moi, comme nous l’avons vu. Pour mobiliser pleinement la volonté il est donc requis que l’aimé puisse donner lieu à un vouloir infini. Puisque la volonté est appétit du bien conçu, elle est appétit d’un bien universel et donc infini. L’aimé doit dès lors, semble-t-il, être connu comme un bien infini pour être véritablement aimé. Mais dire qu’il faut considérer l’autre comme un bien infini, n’est-ce-pas admettre que l’amour n’est qu’une illusion, que l’aimé n’est finalement que la somme des fantasmes que j’aurais projetés et cristallisés par-dessus la réalité de son être ? C’est ici que l’altérité et l’incognoscibilité de l’aimé se rappellent à nous. En effet, me transcendant, l’aimé ne se laisse pas limiter par la connaissance que 10

j’ai de lui, mais « s’offre à moi comme s’ouvre un chemin, toujours à continuer à mesure que j’y entre. »15 Autrui m’est donné comme impossible à cerner, c’est-àdire pour moi comme infini. Reconnu comme un bien, l’aimé se place donc, sinon comme un bien infini, du moins comme un infini bon. C’est dans cet infini de l’autre que se plonge l’infini de l’amour. Plus j’avance, plus je connais l’autre, plus il m’apparait comme bon et plus je dois reconnaître qu’il m’échappe toujours. « Car même si j’atteins autrui, cela ne m’en donne pas la possession »16. Si l’autre peut être aimé d’un amour infini, ce n’est pas que je m’illusionne quand à son être, dont la finitude et l’imperfection m’échapperaient. C’est que toute finie que soit ma connaissance de l’autre, en tant que je l’aime je ne le réduis jamais à cette connaissance mais je le reçois comme un autre, et donc comme infini par rapport à moi. Comment espérer alors, si l’amour est bien cette chute en avant dans l’infini, que l’homme puisse y trouver un quelconque apaisement ? Car l’amour nous apparait ici comme un mouvement jamais achevé, une poursuite sans espoir de jamais rattraper l’autre. Nous y retrouvons dès lors le caractère insatiable que nous avions vu initialement dans le désir, et l’insatisfaction menace toujours. Il nous faut ici clarifier le rapport entre amour et désir, que nous n’avons d’abord vu que confusément. Nous avons parlé de désir impossible à satisfaire, mais il s’agit en réalité d’un abus de langage. En montrant ensuite que le caractère inextinguible du désir provenait à la fois de la capacité infinie d’amour de l’homme et de son égoïsme premier, nous avons en réalité dit ceci : ce n’est pas le désir qui est impossible à satisfaire mais l’amour, dès lors qu’il se tourne vers le moi. Et de fait, nous n’avons jamais pu dire « tel désir est impossible à satisfaire », mais seulement « le désir ne peut être satisfait », c’est-à-dire l’amour. Car chaque désir déterminé peut généralement être satisfait, l’insatisfaction étant justement l’incapacité de trouver l’apaisement dans l’acquisition des biens auparavant désirés. C’est donc bien de l’amour que nous parlions quand nous disions « l’obtention du désiré ne le satisfait pas mais l’accroit ». L’amour relève de ce que Lévinas appelle le désir métaphysique, dont il dit : « il désire l’au-delà de tout ce qui 15 16

J.-L. MARION, op.cit., p.136 Ibid, p.135

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peut simplement le compléter »17. Il ne faut donc pas chercher, pour l’amant, un repos tel que le repos de tel désir dans la possession de son objet. L’amour, nous l’avons assez répété, n’a pas d’objet à proprement parler. Il n’y a donc pas lieu d’y chercher une forme de repos immobile qui ne se peut obtenir que par la possession, quand l’amour est justement la non-possession. Il est le non-vouloirsaisir de Barthes. Comment alors chercher dans l’amour l’état de droit de l’homme, alors justement que l’amour semble être ce qui le fait sortir de lui-même, lui fait rejeter le moi au profit du toi, bref le propulse tout entier dans un ailleurs qui n’est pas lui ? Ne nous y méprenons pas : il serait à la fois illusoire et inhumain de concevoir l’amour comme ne se jouant pas d’abord à l’intérieur de la conscience même de l’amant, fut-elle tournée à l’extrême vers l’extérieur. Sans je, pas de je t’aime. « L’autre ne s’atteint qu’au terme d’une intentionnalité qui, quelque radicale qu’elle soit, n’en demeure pas moins intentionnalité en et de ma conscience. »18 Autrui est reçu dans ma conscience, sans pour autant y être un objet pleinement constitué, mais comme un objectif, c’est-à-dire comme un horizon. L’aimé me transcende, mais il n’est constitué comme horizon d’amour qu’à partir de moi, puisqu’il n’y a de cible que pour autant que quelqu’un cherche à l’atteindre. Il n’y a donc pas lieu de déposséder l’homme de son amour, puisqu’il en est le point de départ. Et quand bien même ce point de départ semble vouloir se dissoudre dans le mouvement vers l’arrivée, il ne faut pas s’y fier : l’unité ultimement recherchée n’est pas une fusion destructrice à la fois de l’amant et de l’aimé mais une union qui les préserve tous deux, garantissant le maintien du je alors même qu’elle l’élève. Que l’amour soit toujours infini, cela n’empêche pas pour autant qu’il puisse croître. Plus d’une fois nous avons comparé l’amour à l’avancée sur un chemin sans fin, figurant l’autre inatteignable. Mais que le chemin soit infini n’implique aucunement l’impossibilité d’y progresser. Ainsi, on ne peut nier que l’amant progresse continuellement, à travers la relation, dans la connaissance de l’aimé. Ne pas pouvoir le connaître comme un objet n’implique pas de l’ignorer totalement, bien au contraire, puisqu’il s’agit de le connaître dans toute sa réalité, c’est-à-dire 17

E.LEVINAS, op.cit., in E.BLONDEL, op.cit., p. 149

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J.L. MARION, Prolégomènes à la charité, IV, Editions de la Différence, 2007, p.101

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comme sujet. En augmentant, cette connaissance, pour peu qu’elle me fasse toujours plus connaitre l’autre comme bien, ne peut que faire croître mon amour. Or si l’aimé l’est d’un amour vrai, il l’est dans sa personne, dans toute sa réalité, et par conséquent l’amant qui vient progressivement à connaître mieux cette réalité ne peut qu’y voir toujours plus de bien. Son amour pour lui ne peut qu’en être accru, puisqu’il lui apparait d’autant plus aimable. Un infini croissant, voilà quel est l’amour véritable. Dès lors, il convient de se demander si l’on peut distinguer des êtres plus ou moins aimables. Ce jugement, s’il est possible, devra se situer au niveau du bien reconnu en l’autre. On comparerait dès lors ce que nous connaissons de deux personnes, et on pourra les comparer entre elles et juger laquelle est la plus aimable. Concevoir ainsi ce jugement comme un calcul parait cependant inexact. En effet, si l’amour est effectivement appétit du bien en l’autre, il se tournera de lui-même vers le plus aimable et celui-là seulement, pour autant que l’amant (re)connaisse un plus aimable parmi ceux qui l’entourent. Quant à juger de sujets plus aimables en soi, il faut être très prudent. On peut en effet juger si tel homme est ou non un homme de bien, un homme vertueux, un homme bon. Mais cela ne le rend pas aimable au titre d’un amour infini de personne à personne. Dès lors qu’il s’agit justement de personnes, leur unicité et leur individualité sont telles que pour chacune l’aimable sera différent, et c’est justement ce qu’est l’âme-sœur : le véritablement aimable pour tel amant déterminé. S’il est pour le moins difficile de juger ainsi des personnes, il est un aimable qui souffre aisément ce jugement, à savoir la divinité. Dieu se présente comme l’aimable en soi, puisqu’il est non seulement infini par rapport à moi mais réellement infini, et qui plus est infiniment bon. En Dieu pas de déception imaginable : croître dans la connaissance de Dieu c’est connaître toujours plus à quel point il est le Bien, et à quel point ce Bien me dépasse. Mieux, dans l’amour de Dieu je reconnais l’Aimé dès le début comme infiniment bon, et pourtant je peux toujours avancer et le connaitre toujours plus tel. De plus, si Dieu n’est pas seulement mon bien mais le Bien, il est le plus aimable universellement, et tous peuvent prendre part à l’amour d’un tel aimé. Qu’il existe réellement ou qu’il ne soit que l’idée d’un amour utopique, l’amour divin ainsi conçu doit par conséquent

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être reçu comme le modèle de ce que doit être tout amour véritable entre les hommes, une ascension infinie vers l’unité avec le bien.

*** L’amour, la tension permanente, le grand moteur de nos actes, l’absolu de la vie humaine, est donc aussi ce en quoi nous trouvons le repos. Ce repos n’est pas une immobilité repue mais au contraire un formidable jaillissement de ma conscience vers l’extérieur, vers l’autre que j’aime et que je poursuis pour le rejoindre toujours plus sans jamais l’emprisonner. C’est un repos parce que l’amour est ce qui me fait échapper à l’insatisfaction, en me manifestant la vanité de l’égoïsme et du même coup en me projetant vers l’autre. L’amour n’est pas une faim à satisfaire, comme le sont les désirs. Il est toujours infini, toujours croissant, et son insatiabilité n’est pas une imperfection mais elle est sa réalité même. « Il est comme la bonté : le désiré ne le comble pas, mais le creuse. »19 En cessant de chercher le bonheur dans la satisfaction de nos moindres désirs, en prenant conscience du sens de ces désirs et en nous consacrant tout entier au don de l’amour, nous pourrons échapper à la condition d’éternels insatisfaits qui est la nôtre et accéder au bonheur en affirmant pleinement, dans l’amour, la profondeur de l’homme. L’amour est affirmation, non abnégation, car il ne se fait pas au mépris de soi. Il est au contraire l’élévation la plus haute du soi, la quête de l’unité primordiale non pas malgré la distance de l’altérité, n’en déplaise à l’Aristophane du Banquet, mais bien à travers son franchissement jamais achevé.

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E.LEVINAS, op.cit., in E.BLONDEL, op.cit., p. 149 14

Œuvres citées :

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Jean-Luc Marion, Le Phénomène érotique Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la charité R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux Platon, Le Banquet Platon, Lysis Aristote, Ethique à Nicomaque Saint Bernard, De diligendo Deo Saint Augustin, Les Confessions Emmanuel Levinas, Totalité et infini Marc Aurèle, Pensées pour moi-même Etienne Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale

Bibliographie annexe :

     

Aristote, Ethique à Eudème Alain Finkielkraut, La sagesse de l’amour Søren Kierkegaard, Journal d’un séducteur Lucrèce, De natura rerum Baruch de Spinoza, L’Ethique Thomas d’Aquin, Summa theologiae

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