Gordon Matta-Clark : Un cadre sans limites par Andrea Franco

January 13, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Architecture
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Gordon Matta-Clark : Un cadre sans limites

Andrea Franco

traduit de l’espagnol par Vivianne Callendret

G

ordon Matta-Clark a envoyé une lettre aux travailleurs du Sesto San Giovanni (Milan), qui occupaient leur usine depuis des semaines pour protester désespérément contre les projets de démolition de la zone. Il se définissait ainsi : « Je restructure les bâtiments, pour expliquer et défendre la nécessité d’un changement […] des bâtiments abandonnés par un système qui ne s’en soucie pas, pour lequel l’utilisation et le but de la propriété sont uniquement une fin en soi […] Je propose de transformer une de ces tristes bâtisses industrielles en une forme libérée […] en pratiquant une coupe dans les murs, pour donner l’idée d’un passage libre, un passage large qui n’est ni une porte, ni un arc monumental, mais une sorte de cadre sans limites.  » 1 C’était un artiste prolétaire ; ouvrier avec casque, sans maillot de corps. Un manœuvre qui a coupé, scié, pilé et sectionné, qui a construit ses propres échafaudages. Il l’a fait avec la force et la vigueur de la jeunesse. Matta-Clark s’est toujours situé du côté des dépossédés, des victimes de la rénovation ou réhabilitation urbaine ; pour autant il n’adopta pas le point de vue des citadins, mais celui des bâtiments ce fut une grande révolution. On l’a souvent décrit comme un artiste destructeur, uniquement parce qu’il a agi violemment en pratiquant des coupes dans les murs ; mais Gordon a construit, en réalité, ce qu’il appelait « des vides métaphoriques », des trous qui laissaient passer la lumière, dans des pièces abandonnées. Il a sauvé des architectures qui étaient en train de disparaître, pour laisser la place à des formes dominantes. Il a « restructuré » des bâtiments qui avaient été conçus suivant des approches rigides et oppressives, des critères « d’habitabilité et d’efficacité » ; il voulait leur donner une bouffée d’air. Parfois, il s’agissait d’une question d’échelle. Un homme petit, corps à corps contre de grandes structures, découpant des morceaux de façades immenses, les transformant en spirales sur le sol. Quoi qu’il en soit, sa relation avec l’architecture a toujours été un « dialogue » selon Dan Graham. Il n’a jamais pensé à en faire un métier, seulement un domaine à investir ; un langage pour faire surgir une nouvelle vision de l’espace, pour lancer des messages contre les mauvaises pratiques de l’urbanisation. Artiste, mais surtout worker, Matta-Clark a appartenu à la noble espèce de l’artiste artisan, celui qui retrousse ses manches, qui sue, qui construit, qui porte les pièces sur les épaules, qui fouille dans les ordures… ces ordures dont les rues de New-York étaient pleines dans les années soixante, ce que l’on ne pouvait ignorer. Aujourd’hui, il ne reste que des images de presque tout ce qu’il a réalisé pendant sa carrière frénétique : les photos, films, dessins et photomontages d’une révolution vite étouffée.

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Percer une ouverture La première vision est douloureuse : celle d’un espace, dont on a arraché une partie du sol et des murs, et qui doit ressembler à un homme mutilé ; on dirait une scène de guerre. Joel Shapiro l’a justement remarqué : « les pièces baignaient dans une atmosphère dramatique. » Malgré cette sensation déchirante, une grande générosité se fait jour. Les coupes, découpes, soustractions, divisions et incisions faites par Matta-Clark sur les façades, les sols, les toits, ont transformé une architecture oppressive et fonctionnelle en un étendard de la liberté, celle d’une mémoire organisée et revendicatrice  : à contrario d’une époque obsédée par «  les améliorations », euphémisme que l’artiste écrivait souvent entre guillemets. En contact avec la lumière changeante du soleil, ses cônes, spirales, cercles ou demi-lunes ont fait jaillir la lumière entre les murs, presque un miracle, comparable à un arbre qui aurait poussé entre quatre murs et dont les branches se verraient à l’extérieur. Pendant la Biennale de Paris en 1975, Matta-Clark a travaillé sur deux édifices du XVIIème siècle, voués à la démolition dans le cadre du réaménagement du quartier des Halles ; deux immeubles contigus au flamboyant Centre Georges Pompidou qui allait être inauguré. Sans se soucier de l’espace confortable qu’on lui avait laissé, il a creusé un grand cône, à coup de marteau, qui partait de la façade latérale mais qui a dû dévier sa course vers le haut : c’était donc un cône tronqué à cause de la grande masse high tech du Centre Georges Pompidou. À partir de ce moment-là, c’est cet art qu’on allait offrir au peuple, un environnement « régénéré » dans lequel il devait s’inscrire.

Il en a tiré un film Conical Intersect, inspiré par un film-clé, Light describing a cone (Anthony McCall, 1973). Dans son projet, tel qu’il apparait dans le générique du film qu’il a réalisé pendant son travail (Conical Intersect-ed)2, il voulait offrir aux passants un happening son et lumière silencieux, « a silent son-et-lumière ») qui irradierait le cône et le bâtiment dans toute sa hauteur. 6

Pour Matta-Clark, le cinéma a été un art important, pas seulement pour enregistrer une œuvre éphémère, dont aujourd’hui comme hier, il ne reste que des images et quelques morceaux de murs dans des galeries. Le cinéma seulement peut nous permettre de vivre « la promenade architecturale » qu’il a réalisée, le parcours physique d’un espace dynamique : c’est essentiel pour transcender la part architecturale de son œuvre. Autant dans le film Conical Intersect et Office Baroque, réalisé deux ans auparavant à Ambares, on voit que la caméra joue un rôle très important : elle permet la traversée de l’espace, ce que lui-même appelait «  une coupe autobiographique  », un parallèle entre les différentes strates de construction du bâtiment et celles de la mémoire subversive. Dan Graham a expliqué, qu’à partir de l’œuvre de Matta-Clark, on a pensé que les villes n’avaient pas besoin de nouveaux bâtiments, mais seulement de nouveaux temps historiques, de nouvelles mémoires collectives pour des constructions déjà existantes.3 Au début du film Office Baroque (1977), on voit Matta-Clark grimper le long des fenêtres d’un grand mur d’usine en voie de démolition. Il fait rentrer la lumière et son geste ressemble à celui du dernier souhait d’un condamné à mort. Il a travaillé uniquement sur des bâtiments abandonnés ou voués à la démolition, parce que c’étaient les seuls qu’on lui laissait ; il a déclaré à plusieurs reprises, qu’il aurait préféré travailler sur des édifices utiles et habités.4 En prenant de grands risques, Matta-Clark a réalisé des arabesques, des spirales, des « barques » ; suspendu à des échafaudages improvisés, il a marché avec nonchalance au-dessus du sol dans un appartement redécoupé. Sa performance a fourni des visions inédites de l’espace, à l’intérieur et depuis la rue.

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Les panoramiques verticaux produisent un effet tridimensionnel sur le sol redécoupé, et la caméra enregistre ces vides nouvellement crées, comme si cet étrange volume avait été vu à travers une lentille convexe en mouvement. Il y a un moment révélateur, quand Matta-Clark, à genoux, met la tête dans un trou, comme s’il écoutait le bâtiment. Il est clair qu’il ne veut pas tout détruire : il médite avant d’agir, il teste les infrastructures pour ne pas dépasser les limites et respecte les charges indispensables pour que la construction tienne debout.5 Quand il a fini de couper et enlever, il jette les découpes par la fenêtre, comme si le bâtiment vomissait le trop plein. « La plus grande façade en fonte de new-york, démantelée, étalée, en attente » 6 Au milieu des années soixante, les faubourgs de Manhattan se sont transformés en un berceau du sado-masochisme. On avait transféré les industries portuaires à New Jersey et ailleurs. Dans les anciens entrepôts, il y avait longtemps qu’on pratiquait d’autres échanges. La ville ne voulait pas s’occuper du problème et les propriétaires des navires abandonnés n’étaient pas pour autant disposés à ce qu’on en fasse un usage alternatif. C’est là que dans les années 1974, Matta-Clark, au volant de sa camionnette, cherchait un espace, dans ces endroits abandonnés. Il a trouvé un navire le Pier 52, immense comme un hangar, « une des dernières constructions classiques du XIXème siècle d’acier et de zinc »7 dont l’intérieur reflétait un passé industriel prospère.

Il voulait, bien sûr, « faire une coupe »,8 libérer un espace captif. Il a donc creusé dans la façade principale « un grand œil de chat » et dans le sol « une barque », en créant un petit étang, éclaboussé par l’eau de l’Hudson. Dans sa performance, filmée en 16mm, on voit l’éclipse qui se produit, quand la lumière du soleil passe par l’œil : l’effet était cosmique. 8

Il l’a intitulée Days End (1975), parce qu’on voit le parcours de la lumière, de son zénith jusqu’au coucher du soleil à travers une rosace, comme dans les cathédrales. L’œuvre devait changer au fil du temps, suivant la rotation de la terre et les saisons. Mais la police a fermé l’accès au navire, le jour même de l’inauguration, et Gordon est devenu un délinquant, qui cherche des espaces et s’empare ; il sera privé de travail pendant longtemps. Malgré tout, cette œuvre, la plus durable, a survécu pendant deux ans avant que l’entrepôt soit démoli.

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« Je regarde le vide central, le creux, qui, entre autres choses, pouvait exister entre moi et le systeme capitaliste » 9

Splitting (1974) est une de ses œuvres les plus impressionnantes : la coupe de la « maison américaine », la modification du standard banlieusard. Une révolte contre l’architecture modèle, clonée, et reproduite à l’infini aux Etats-Unis, en bois, avec deux étages, un porche devant et un jardin derrière. Dan Graham en avait révélé la forme inquiétante dans sa série de photographies Homes for America (1966). La maison se trouvait à Englewood, dans la périphérie du New Jersey, dans un quartier en plein réaménagement où quelques maisons restaient debout. Elle avait été conçue pour deux familles, et deux couples y avaient habité sous le même toit et dans le même espace divisé. Matta-Clark a eu l’idée subtile de partager la maison en deux à l’aide d’une scie électrique, en séparant les murs avec ses propres mains, sans penser vraiment qu’elle pourrait s’effondrer quand il aurait enlevé la dernière pierre à chaque angle. C’était un geste minimum, mais il fit l’effet d’un tremblement de terre. Le soleil entra tout à coup à l’intérieur, et illumina l’escalier et le salon ; Bruce Jenkins écrivit ce jour-là « Ce fut un choc, quand à l’intérieur, la pelouse verte apparut. » 10

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« Cela n’a représenté que quelques minutes dans la vie de l’édifice ; mais malgré tout, ces vies en cage, dans ces pièces minuscules et pleines d’obstacles, ont été tout à coup illuminées par la lumière du soleil » comme l’a expliqué Matta-Clark.11 Thomas Crow a signalé, que grâce au film, on a pu observer le passage du temps sur les arbres ; les branches étaient nues au début des travaux, mais six mois après elles étaient en fleurs. Le dernier plan montre la maison par une des fenêtres découpées. Pendant ces six semaines et comme souvent quand Gordon travaillait, c’était devenu une mise en scène, à laquelle assistait un « public occasionnel ». L’événement avait quelque chose de théâtral : « La maison se comportait très bien, sans un gémissement, comme une réponse aux cris des chats et à l’affaissement… elle s’affaissa merveilleusement… comme un couple qui danse parfaitement ».12 Par le travail avec le corps, sa mise en danger, la part chorégraphique de ses performances dans un laps de temps calculé par les autorités, l’œuvre de Matta-Clark s’apparente au « slapstick et au burlesque », comme celles de Buster Keaton, Charlie Chaplin, Harold Lloyd ou Jerry Lewis. Le lieu devient un set propice à l’accident. La même année, il a travaillé sur une autre maison américaine typique, près des cataractes du Niagara. Dans Bingo/Ninths (1974)13, on le voit retirer, un à un les neuf panneaux d’une grille dessinée sur la façade principale, pour finalement garder le cadre central. Au fur et à mesure qu’il enlevait les panneaux, la maison se transformait en un décor dont on voyait l’ossature. Le film Bingo/Ninths nous montre le moment où la grue arrive pour démolir la maison, une heure après que Gordon avait enlevé le dernier panneau. Cinq de ces neuf cadres redécoupés de ce jeu de bingo ont été déposés à Artpark, parc de sculptures à Lewiston, et voués à une entropie inévitable. Les trois autres se sont retrouvés à la galerie John Gibson à New York.

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On ne peut pas lutter contre une maison Au cinéma, One Week de Buster Keaton (1920), est le meilleur exemple des maux que l’artiste dénonçaient vigoureusement : la propriété privée inutile et sans importance ; l’espace « qui peut être possédé mais jamais expérimenté, et encore moins occupé »14. Toutes ses performances se font sur un espace nié par la société, pour le libérer. Dans ce film classique de Keaton15, un couple de jeunes mariés reçoit comme cadeau de noces une maison préfabriquée dont ils doivent assembler les pièces à partir de modèles numérotés. C’était comme un « Bingo/Ninths à l’envers ».

Mais quelqu’un sabote leurs plans, et la maison devient folle, inhabitable. Comme un être vivant, elle se révolte contre eux et les attaque violemment sans trêve ni repos. Et en plus, on l’avait construite sur un lieu inapproprié, et ils ont dû la bouger un peu plus loin, comme si c’était une table de jeu dont les parcelles numérotées étaient attribuées à des propriétaires suivant des règles rigoureuses. Mais le destin du citoyen est de toujours perdre et une grue enlèvera la maison pour la détruire en mille morceaux. En réalité, le drame du film résume les problèmes rencontrés souvent par Matta-Clark durant sa carrière : interdictions, ordres de démolition, et maisons transformées en tas de déchets. 13

Haut : « One Week » de B. Keaton Bas : « Bingo/Ninths » de G. Matta-Clark

La valeur des déchets Dans l’œuvre de Matta-Clark, les résidus de toutes sortes sont constamment présents. Dans ce contexte de crise, le pire qu’a vécu la ville de New York, Manhattan était devenu une vaste décharge publique, et les déchets, le matériel adapté pour protester contre la mainmise sur l’espace. Matta-Clark l’a utilisé pour critiqué l’abus de la propriété privée ; le lieu inaccessible et hors d’usage, mais en même temps intouchable et légitime ; la propriété omniprésente. Il considéra les déchets comme un objet qui ne vaut rien mais qui en tant qu’objet peut avoir une valeur. Ironiquement, ils deviennent des œuvres qui peuvent se retrouver dans une galerie ou une décharge. Quand Matta-Clark a acheté (dans une vente aux enchères !) des bouts de propriétés dans le Queens et à Staten Island ; morceaux de trottoir, passages impraticables, découpes mal calculées… dont on disait dans le journal qu’elles étaient « inutilisables », il voulait dénoncer le non-sens qui consistait à posséder des espaces qui ne seraient jamais utilisés. Dans Reality Properties : Fake States (1973), il a réuni la série des photographies des biens inutiles qu’il venait d’acquérir. 14

« […] Il vaudrait mieux laisser en paix ces impasses sans issue […]. L’échec de l’espace architectural institutionnel est dû à sa prétention à offrir à tous le même accès, parce qu’il veut étendre son influence sur tout le tissu, dans tous les détails, sur toutes les surfaces…Tous les espaces sont travaillés […] et par conséquent on crée un vide inanimé aux antipodes du vide situé au bout du chemin, ou en haut des escaliers. »16

Ce vide au bout du chemin ou en haut des escaliers était, simplement, de l’air, de l’oxygène, un espace propre, pas travaillé. Le manque d’air, dans les « cages urbaines », dans l’espace public, dans les édifices voués à la démolition, incita Gordon à faire des trous, et à percer des ouvertures. L’air était la base de projets comme les édifices en forme de ballon, une construction jamais réalisée qui s’élevait au-dessus du sol très encombré ; ou comme dans le happening Fresh Air (1971) ; ou dans les performances Tree Dance (1971) ou Open House (1972). Dans celle-ci, une maison surgissait peu à peu d’un container plein de décombres et de déchets industriels ; une maison avec toutes ses portes et ses pièces, mais sans toit, pour recevoir la lumière et la pluie.

« Open the roof to the rain » lança Gordon

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Dans Open House17, il ne s’agissait pas de construire une maison mais de l’habiter ; la remplir de gens, la mettre en mouvement. Ouvrir et fermer ses portes comme si c’étaient des canaux d’énergie, en créant des flux et des courants. Il fallait, en quelque sorte, s’approprier ces « containers d’espace » qui accaparent l’espace public dans des villes compartimentées comme New York, où un urbanisme infecte chaque coin. C’est un cycle imparable de production et consommation, démolition-construction. Comme dans les villes, les ordures ont un cycle similaire  : on produit des déchets, on s’en sert, on les jette, et on les recycle ; l’architecture construit, détruit, et reconstruit. Dans Garbage Wall, Matta-Clark a recrée une maison avec des déchets, où se déroulait des tâches domestiques routinières ; mais la grue est arrivée et a démoli la maison, les services d’hygiène l’ont rapidement détruite pour revenir au stade initial. Ces simples monuments faits à partir de déchets sont devenus au fil du temps, au milieu de la ville, des gestes de résistance.

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Tsai ming liang Il existe un cinéaste contemporain, dont les œuvres traitent de toutes les problématiques qu’a dénoncées Matta-Clark au cours de sa carrière : Tsai Ming Liang, d’origine malaise, mais faisant partie de la Nouvelle Vague Taiwanese, nous fait voir dans le Taipei d’aujourd’hui, les « cages urbaines » ; le manque d’air et d’espace ; la plaie urbaine ; la tyrannie des appartements pilotes… Les personnages de Tsai sont les victimes de ce système, les habitants enfermés dans des villes compartimentées, individus qui finissent par avoir toutes sortes de vices et de pathologies dus à un mode de vie isolé et oppressif dans des « forteresses aux murs durs fermées sur elles-mêmes, dévoreuses d’énergie »18. « Machines à habiter » comme les appelait Henri Lefebvre. Dans The Hole (1998), on nous parle de la rencontre des deux derniers habitants (Lee Kangsheng et Yang Kuie-Mei ) d’un bloc d’immeubles, évacués à cause d’une épidémie, qui résistent dans ces lieux pendant qu’une pluie persistante inonde les murs et pourrit l’édifice. Ses appartements sont des habitations reproduites en haut et en bas, à droite et à gauche, disposées de la même manière dans l’espace. En haut, c’est elle qui y vit, en bas, c’est lui, et cette histoire tourne autour du trou pratiqué par un plombier pour vérifier l’état de la tuyauterie. Un trou qui devient une entité vivante, qui croit, regarde et écoute.

Haut : « The Hole » de Tsai Ming Liang Bas : « Office Baroque » de G. Matta-Clark

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L’eau inonde la maison, et elle abîme le mobilier, qui n’est de toute façon qu’un obstacle ; ici et là, les déchets s’accumulent et les objets s’entassent. Des piles de papier et de vêtements mouillés finissent par créer un Garbage Wall, un repaire construit dans les immondices où le personnage s’introduit parfois comme un insecte dans un trou. La maison est le vrai trou, un foyer infecté par l’eau stagnante, une maison putride et irrespirable. L’eau ronge les murs, et à la fin, il reste le ciment mouillé ; l’image renvoie au Wallspaper (1972), œuvre de Matta-Clark où l’on voit comment il a couvert les murs de son loft avec du papier réalisé à partir des photographies d’habitations pourries du Bronx, entassées comme des piles de journaux. Au fur et à mesure que le trou devient plus grand, il va changer la relation que les personnages établissent à travers cette nouvelle fenêtre. A propos de Splitting, la coupe faite par l’artiste dans la maison d’Englewood, il a déclaré que « cette coupe changerait les perceptions pendant un certain temps, et modifierait dans une grande mesure la vie intime ». Il faudrait vivre sur cette ligne, ou bien aussi loin d’elle que possible.19 Dans Hole, il arrive la même chose, au début, c’est une menace, mais à la fin, c’est une planche de salut. Grâce à ce trou, les personnages finalement se touchent et se sauvent mutuellement de ce puits.

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Des années après, Tsai Ming Liang tourne Stray Dogs (2013) et le scénario s’inspire de cette pluie permanente : quand il semblait qu’il ne pouvait pleuvoir davantage, qu’il continue à pleuvoir malgré tout, et que la pluie pourrit les habitations.

« Stray Dogs » de Tsai Ming Liang



« One Week » de B. Keaton

Le personnage de Stray Dogs (de nouveau Lee Kang-sheng, le même personnage qu’on retrouve avec quelques variantes dans ses films) est un homme-sandwich qui fait de la publicité pour l’immobilier, dans un lieu stratégique de Taipei. Lui, qui n’a pas de maison, occupe avec ses deux fils une cachette entre deux limites, où ils accèdent par un passage impraticable, un espace interdit et inutile dans la ville, un interstice.

Parallèlement à l’avenir de cette famille, et comme il arrive souvent dans les films de Tsai, où différentes histoires se croisent sans pour autant que les personnages arrivent à se rencontrer, on voit le quotidien d’une femme qui nourrit les chiens errants dans un édifice en ruine, le genre de bâtiment sur lequel avait travaillé Matta-Clark : « Etant donné que ces bâtiments étaient en dehors de la ville et que personne ne s’en occupait, tout le monde pouvait s’en emparer. Les chiens errants, les junkies et moi-même avons utilisé ces lieux pour résoudre certains problèmes vitaux, et en ce qui me concerne, parce que je n’avais aucun endroit socialement acceptable pour travailler. »20 Dans ce bâtiment, qui cache les solitaires et déclassés de la grande ville, il ne reste ni portes ni fenêtres et ses murs ont été démolis. « Un bâtiment avec vue »21 comme dirait Gordon, si on avait enlevé quelques unes de ces portes. Au moins, la lumière et la végétation émergent enfin dans cet endroit qui a été reconquis.

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Il y a un espace, à l’intérieur, devant lequel les personnages semblent en extase. Il s’agit d’une grande fresque qui occupe toute la largeur et la hauteur du mur, et qui montre un paysage, peutêtre dévasté par une de ces catastrophes environnementales ; un endroit dans les montagnes, près d’un fleuve, où les cailloux s’entassent.

Dans cet espace, où Tsai revient plusieurs fois dans son film, il parle du concept threshole que Matta-Clark a conçu pour intituler sa série de photographies Bronx Floors (1972-1973). Dans cette performance, qui est le début du travail « anarchitectonique » de l’artiste, Matta-Clark a transformé des bouts de sols en linoléum en L et rectangle, qui ont été plus tard exposés dans sa loft-galerie, à Green Street. Le concept « seuil-ouverture » est né de l’union de deux mots threehold et hole pour « injecter un paysage dans un lieu », comme l’explique Pamela M. Lee et produire « un effondrement de l’espace architectonique dans l’espace pictural ».22

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Il arrive la même chose dans le plan de Tsai ; et dans l’espace tridimensionnel où se trouvent les personnages, les déchets du sol semblent être tombés du mur, et cela produit un dédoublement visuel entre le réel (ici) et sa représentation (dans le cadre). Comme Gordon Matta-Clark, les personnages de Tsai Ming Liang veulent investir des espaces étrangers et privés. C’était arrivé dans Stray Dogs, mais aussi dans Vive l’amour (1994), à travers plusieurs visites furtives dans un appartement vide, que les personnages garde comme un refuge temporaire pour imaginer une autre vie. Vers la fin du film, le personnage de Hole traverse un parc dessiné avec de belles formes minimalistes ; c’est avec le plan de ce parc, alors en construction, que Tsai terminait son film Vive l’amour en 1994. À première vue, le trottoir semble une œuvre du land-art, de celle qui veut retrouver la nature, en s’échappant des musées et de leurs limitations de l’espace. Mais en fait, c’est le paradigme du grand mensonge de l’urbanisme. Non seulement le parc n’est même pas un espace naturel, un poumon dans la ville, mais rien qu’une simple zone verte. Et on ne peut même pas le traverser librement, car son parcours déjà tracé oblige à faire des déviations et des rodéos dans un itinéraire contre la « dérive ».

Haut : « Vive l’Amour » de Tsai Ming Liang Bas : « Stray Dogs » de Tsai Ming Liang

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Épilogue Un des plus beaux projets que Matta-Clark n’a pu réaliser à cause de sa mort prématurée à l’âge de 35 ans, ont été les édifices en forme de ballons (balloon-buildings), architecture légère qui devait s’élever au-dessus du sol grâce à du gaz ou de l’air, comme une carapace de membranes et de voiles de barque. C’était de l’énergie pure, qui s’inspirait des fantaisies constructivistes et de l’idéal du début du XXème siècle, des villes pleines de passerelles, de ballons dirigeables et de plateformes qui faisaient monter les individus dans les hauteurs et les éloignaient des grands encombrements urbains. Le projet de Matta-Clark se basait sur le fait « qu’une communauté respire, expire », raison pour laquelle ses propres constructions ne pouvaient se nourrir et se maintenir dans le même oxygène. La structure, dans ce projet, ressemblait beaucoup à celle des performances antérieures, comme dans Tree Dance ou Jacobs’Ladder où les escaliers, les réseaux et les lianes étaient des éléments essentiels pour monter à un niveau plus élevé et descendre. Peter Fend, un de ses derniers et très proches collaborateurs, a dit que la philosophie de Matta-Clark, « au cours de son voyage véloce dans la vie »23 insistait sur le fait que l’architecture doit servir le corps ; et qu’un corps a besoin d’air. Si Matta-Clark a ouvert et cassé des bâtiments, c’était, entre autres choses, pour dévoiler des espaces intermédiaires niés par des structures oppressives. (« The space between moving, objects ; the sound between sounds ; the space of sound passing; the sound between objests »24). La création de vides (lesquels, dans l’architecture moderne existaient seulement sous forme négative) ; l’ouverture de trous, l’entrée de la lumière grâce à des coupes et découpes ont été les grandes performances de Matta-Clark pour créer une révolution urbaine, dans le domaine de l’architecture, conçue non pas comme une discipline, mais comme un langage, investi ou modifié, qui lancerait un cri pour améliorer la vie des citoyens.

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23

Bibliographie 1

Lettre mécanographique : Proposal to the workers of Sesto San Giovanni, Milan, 1975, dans Gordon Matta-Clark, catalogue d’exposition Musée National Centre d’Art Reine Sophie, Editions Poligrafa Barcelone.

2

Sauf pour Conical Intersect et Bingo/Ninths, Matta-Clark a toujours appelé de la même manière ses performances et les films réalisés pendant où à partir de celles-ci. A contrario de ce que pensent certains auteurs, je ne considère pas que les films soient le meilleur document de ses actions et performances, malgré le côté documentaire. Je les considère comme des œuvres autonomes du travail de Matta-Clark ou complémentaires, comme d’ailleurs ses dessins, et plus spécialement ses « collages » et photomontages.

3

« Gordon Matta Clark », Dan Graham, Kunstforum International, Octobre/Novembre (1985), p. 93.

4

Interview avec Liza Bear, dans Gordon Matta-Clark, op.cit., pp. 165-177.

5

Les coupes « étaient faites au point de révéler l’entropie potentielle contenue dans le bâtiment […] mais sans permettre que la structure atteigne le point d’irréversibilité ». Robert Holloway, « Mattaclarking » dans Construire… ou déconstruire? Textes sur Gordon Matta-Clark ( Dario Corbeira, éd.) Editions Université de Salamanque, Salamanque 2000, p. 219.

6

Carte sans date, ca 1973, dans Gordon Matta-Clark, op.cit., p. 411.

7

Texte manuscrit, ibid., p. 206.

8

« Gordon Matta-Clark : Dilemmes ». Interview radiophonique avec Liza Bear (Mars 1976), dans op. cit., (2006) p. 262.

9

Interview avec Donald Wall publiée pour la première fois dans Arts Magazine, mai 1976, pp. 74-79, dans Gordon Matta-Clark, p. 58.

10

Dans Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 144.

11

« Work with abandonned structures », texte mécanographique, ca. 1975, dans Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 142.

12

« En ouvrant le bâtiment de la rue Humphrey », interview avec Liza Bear, mai 1974, ibid., p. 175.

13

Initialement appelé Bin. gone by Ninths and Days.

14

Pamela M. Lee , « Objets impropres à la modernité », dans Construire… ou déconstruire ? Textes sur Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 125.

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15

Citons One Week, de Buster Keaton, en lien avec Splitting, mais on pourrait citer aussi l’hommage à Monte là-dessus ! (Safety Last !) de Harold Lloyd (1923) que Matta-Clark revisita dans Clockshower (1973), l’écho entre Le tombeur de ces dames (The Ladies’Man) de Jerry Lewis (1962) et Bingo/Ninths, quand on voit une coupe dans la maison, transformée en une maison de poupée.

16

City Edges, cahier 1261 ca. 1970, dans Gordon Matta-Clark, op.cit., p. 359.

17

Intitulé aussi Drag-on ou Dumpster.

18

Peter Fend, « Nouvelle architecture de Matta-Clark » dans Construire … ou déconstruire? Textes sur Matta-Clark, op. cit., p. 188.

19

Interview avec Liza Bear, dans Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 167.

20

Déclarations citées par Friedemann Malsch, « Gordon Matta-Clark » dans Construire ou … déconstruire ? Textes sur Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 40.

21

« A building with view », carte sans date, dans Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 106.

22

Pamela M. Lee, dans Construire … ou déconstruire ? Textes sur Gordon Matta-Clark, op. cit., p. 106.

23

Peter Fend « Nouvelle architecture de Matta-Clark », dans Construire … ou déconstruire ? Textes sur Gordon-Matta-Clark, op.cit., p. 174.

24

Carte sans date dans Gordon Matta-Clark op.cit., p. 410.

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