La philosophie allemande et la glorification du travail par Christine

January 8, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Philosophie
Share Embed Donate


Short Description

Download La philosophie allemande et la glorification du travail par Christine...

Description

La philosophie allemande et la glorification du travail par Christine Noël Le regard et l’intérêt que les philosophes portèrent au travail se transforma radicalement dès la fin du XVIIIème siècle et au cours du XIXe siècle. Des auteurs tels que Kant, Fichte, Hegel ou encore Nietzsche attestent de ce mouvement. Les réflexions de Hegel et de Nietzsche, aux antipodes l’une de l’autre, méritent une attention toute particulière. Si Hegel contribue à faire du travail un vecteur de reconnaissance sociale, Nietzsche jette le soupçon sur les arrière-pensées des bonnes âmes qui se font l’apôtre d’une glorification du travail au nom de ses vertus économiques et morales. Hegel et la positivité du travail Contrairement aux autres penseurs libéraux tels que Locke ou Constant, Hegel souligne l’aspect formateur et libérateur du travail tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Au fil de ses écrits, Hegel considère le travail comme la manifestation concrète de l’essence de l’homme. Le travail est défini par le philosophe allemand comme le produit d’une double médiation : une première médiation entre le désir et la jouissance et une seconde médiation entre le particulier et l’universel. Ces deux dimensions permettent de définir le travail comme une catégorie anthropologique, c’est-àdire comme une activité qui caractérise l’homme en propre et qui le libère. Dans Le système de la vie éthique, le travail est tout d’abord ce qui différencie le désir de la jouissance. Le travail est une réponse au besoin, mais cette réponse implique de différer la jouissance, de la réfréner. L’être de l’homme suppose le désir, défini comme une tension vers un but qu’on imagine source de satisfaction. En tant que manque, générateur de souffrance, le désir exige sa propre suppression. Tandis que l’animal supprime ses désirs par une jouissance immédiate, l’homme parvient à différer la jouissance par la médiation de son travail. Car si la jouissance supprime l’objet du désir, le travail le remplace par un

autre objet. Ainsi le travail est « désir refréné, évanescence contenue » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit). Il est en cela l’objet d’une valorisation puisqu’il permet le passage du monde naturel au monde culturel. Le travail est également l’objet d’une dialectique de l’universel et du particulier. L’universel est ce qui renvoie à une infinité d’applications potentielles. Le particulier renvoie à ce qui n’appartient qu’à un certain nombre et est unique. Cette dialectique passe par l’usage de l’instrument qui permet à l’individu de satisfaire ses besoins particuliers et il est lui-même le fruit du travail concret de son inventeur. Mais transmis de génération en génération, l’instrument est sans cesse amélioré. Cette transmission dans le temps permet à la fois une incorporation par l’individu du savoir de l’espèce et une augmentation potentielle du savoir collectif. En outre, en se servant de l’outil l’individu se socialise car il se soumet aux règles universelles qui régissent tout travail. L’instrument permet ainsi de passer du travail purement répétitif au travail cumulatif, du particulier à l’universel. Dans la philosophie hégélienne, le travail n’est pas un instinct de l’espèce. Il s’agit d’une activité rationnelle qui suppose la mise en œuvre de règles universelles. « Il y a une méthode universelle, une règle de tout travail qui est quelque chose qui existe pour soi, qui apparaît comme un être extérieur, comme nature inorganique et qui doit être apprise. » (Hegel, La philosophie de l’esprit de 1805). L’enjeu de cette définition est considérable. Le travail n’est pas, loin de là, une activité vile et abrutissante. Hegel reconnait la fonction éducatrice du travail qui permet l’acquisition d’une culture théorique et d’une culture pratique (Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 197). La culture théorique est la culture de l’entendement en général et celle du langage. L’entendement serait ainsi aiguisé, selon Hegel, par l’exercice d’une activité de travail. De par les connaissances qu’il doit appliquer, les informations qu’il doit transmettre dans son activité, le travailleur se construit

nécessairement en travail. Seul le travailleur est habile car il parvient à dompter la nature en produisant un objet qui correspond à un projet humain. La culture pratique renvoie à la fonction disciplinaire du travail, qui produit une « habitude de l’occupation en général, une sorte de socialisation par l’effort » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 197). Cette culture pratique permet à Hegel de distinguer le barbare de l’homme cultivé. Tandis que le barbare est paresseux, l’homme cultivé doit constamment s’affairer. La dialectique du maitre et des esclaves illustre parfaitement cette valorisation du travail. Ce texte de la phénoménologie de l’esprit présente un conflit pour la reconnaissance entre deux consciences qui se lancent dans une lutte à mort. L’une des deux consciences ayant davantage peur de la mort que l’autre, elle accepte de céder et accepte de devenir l’esclave de l’autre conscience, qui devient dès lors le maître. Or grâce au travail, ce rapport de servitude de l’esclave vis-à-vis du maitre s’inverse progressivement. Le maître ne travaille pas. Il est sans projet. Il est un pur jouisseur sans rapport immédiat avec la nature. L'esclave, au contraire, travaille, et ce travail lui procure à la fois une identité, une existence hors de lui et une prise sur la nature qu'il transforme et qui le transforme en retour. Paradoxalement l’esclave devient maître de lui-même car il est capable de réfréner ses désirs et maître du maître qui a désespérément besoin de lui. Si le travail est exalté pour sa valeur éducatrice, Hegel reconnait que l’essor du machinisme défini comme une « tricherie de l’homme face à la nature » (Hegel, La philosophie de l’esprit), peut favoriser un abrutissement du travailleur. L’homme tente de supprimer la nécessité de son labeur en inventant des machines. Mais sa tentative se retourne contre lui. Car si les machines ont des effets avantageux car elles diminuent le temps de travail et elles permettent une augmentation de la productivité, elles ont également des effets néfastes non négligeables. Cette valorisation du travail, de ses vertus propres, conduit Hegel à reconnaître à ceux qui sont contraints de travailler pour subvenir

à leurs besoins un statut politique par l’intermédiaire de leur appartenance aux corporations. Le système électoral esquissé par Hegel dans les Principes de la philosophie du droit suppose que l’exercice d’une profession n’est pas un élément susceptible de s’oppose à l’obtention de la qualité de citoyen à part entière, rompant ainsi avec les systèmes politiques dominants au XIXème siècle pour lesquels la propriété privée constitue l’unique critère de dignité politique. Nietzsche et les pièges de la glorification du travail Le regard que Nietzsche porta sur le travail est souvent jugé scandaleux par son extrémisme. Pourtant, la crudité des propos nietzschéens ne doit pas nous conduire à abandonner leur recension. Il semble en effet que l’analyse que Nietzsche consacra au travail et à l’idéologie de sa glorification se présente comme un acte de dévoilement des arrière-pensées qui fondent les valeurs phares de notre civilisation. Deux définitions distinctes émergent des textes que Nietzsche consacre au travail. Ces deux définitions permettent de distinguer le travail des autres formes d’activités. Le travail est tout d’abord défini d’une manière assez classique comme le moyen de subvenir à ses besoins. Le travail est une nécessité pour la survie biologique de l’individu et de l’espèce. Il est la seule réponse possible à la satisfaction de nos besoins matériels. Cette définition n’est pas en soi originale puisqu’elle puise sa source dans la philosophie grecque. L’activité de travail en tant que moyen de survie nous rapproche de la sphère de la nécessité et de l’animalité. Le travail est ainsi caractérisé par deux éléments : son caractère nécessaire et sa pénibilité. « Le besoin nous contraint à un travail dont le produit sert à satisfaire le besoin. La renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail. » (Nietzsche, Humain trop humain, I, § 611). « Tous s’échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraints par cette effroyable nécessité à un travail exténuant.» (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, § 5).

Dès lors, l’appréhension du travail comme une distraction voire un plaisir ne peut être que le signe d’une dégénérescence de l’instinct.

Si l’exercice d’une profession devient le centre de gravité de l’existence, phagocytant tous les autres pôles d’intérêts, ce n’est pas parce que le travail est source de plaisir, mais plutôt parce qu’il est une nécessité. Une seconde définition du travail émerge dans certains aphorismes nietzschéens. Si le travail est un avilissement, comment pouvonsnous expliquer que l’ennui « vienne nous surprendre lors des pauses où les besoins sont apaisés, et pour ainsi dire, endormis » ? (Nietzsche, Humain trop humain, § 611). Le travail né du besoin devient lui-même un besoin artificiel, produit par l’habitude et la pression sociale. Nietzsche décortique le processus infernal [besoin-travail-besoin du travail] par lequel le travail laisse sa marque sur l’homme. Ainsi apparaît la seconde définition du travail, plus timide sans doute mais présente malgré tout, celle d’une transformation de l’homme. L’habitude du travail produit un animal servile, bridé, usé, incapable de la moindre créativité. L’habituation au travail produit un type d’homme insipide et docile, capable de supporter avec résignation l’ennui et la fatigue, une sorte de « fourmi travailleuse » : le type du Chinois (Nietzsche, Aurore, § 206). Nietzsche décrit les effets de ce qu’on pourrait qualifier comme une véritable discipline voire d’un dressage par le travail. Le travail « tient chacun en bride et (…) s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance » (Nietzsche, Aurore, § 173). Et le philosophe conclut : « une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême » (Nietzsche, Aurore, § 173). Le travail engendre un processus de déshumanisation. Contrairement aux doctrines socialistes, Nietzsche ne met pas en cause les conditions de travail ou les rapports de production. A ses yeux, le travail manuel est avilissant en soi, car il dompte les individus et broie leur singularité, leurs aspirations les plus profondes et leur créativité. Selon Nietzsche, le travail ouvrier n’est guère plus enviable que l’esclavage. Cette disciplination, dénoncée par Nietzsche, est encore renforcée par le discours ambiant de « bénédiction du travail ». La société sacralise le

travail et condamne la paresse comme étant une attitude antisociale et méprisable. L’oisiveté est devenue un état qui emporte avec lui la mauvaise conscience. Mieux vaut faire n’importe quoi plus que de ne rien faire. C’est là, pour Nietzsche, le comble de l’hypocrisie ! A retenir : la glorification du travail (ou sa valorisation) n’est pas une constante dans l’histoire des idées mais émerge à partir de la fin du XVIIIème siècle et plus radicalement au cours du XIXème siècle lors du développement de la grande industrie.

View more...

Comments

Copyright � 2017 NANOPDF Inc.
SUPPORT NANOPDF