Le langage

January 8, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Philosophie
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Le langage Introduction I. Le langage est-il le propre de l’homme ? A. Typologie des « signes » B. L’arbitraire du signe C. La double articulation du langage D. Réaction et représentation 1. Le langage animal est un automatisme sensori-moteur 2. Le langage humain est représentatif et suppose la pensée II. Langage et pensée A. Peut-on penser sans langage ? 1. La pensée préexiste au langage 2. Pensée et langage sont indissociables 3. Perception, action et langage B. Le langage : aboutissement ou corruption de la pensée ? 1. Le langage est l’aboutissement de la pensée 2. Le langage corrompt la pensée (Nietzsche, Sartre) a. La primauté de l’intuitif sur le discursif (Schopenhauer) b. Les concepts de la langue déforment la pensée originale c. Le langage suggère une métaphysique (Nietzsche) III. Y a-t-il un pouvoir du langage ? A. Langage, société et pouvoir politique B. Jeux de langage et formes de vie C. Quand dire, c’est faire Conclusion Annexe Résumé Eléments de linguistique saussurienne Exemples Citations Sujets de dissertation

Introduction Qu’est-ce que le langage ? Réponse facile : Un moyen de communiquer, aussi bien les pensées que les sentiments. En ce sens, les animaux ont un langage, car eux aussi sont capables de communiquer, au moins dans une certaine mesure. Voici donc une première question : le langage humain est-il essentiellement différent du langage animal, ou est-il au fond la même chose ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher de plus près sur le langage pour comprendre la différence entre le langage humain et le langage animal. I. Le langage est-il le propre de l’homme ? A. Typologie des « signes » On peut distinguer quatre types de signes : (1) indice : ex : fumée-feu ; éclair-orage. Dans ce cas il y a un lien naturel entre les deux termes qui fonde le rapport de signification. (2) signal : ex : cri-danger ; cloche-repas. Ici, le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire (conventionnel). (3) symbole : ex : la balance est le symbole de la justice. Le symbole repose sur la ressemblance entre le symbole et ce qui est symbolisé. (4) signe : ex : le mot est le signe de la chose. B. L’arbitraire du signe

Contrairement au symbole, le signe ne ressemble généralement pas à la chose. Il n’y a aucune ressemblance entre le mot « chat » ou le son [cha] et l’animal à moustaches et poils qui traîne dans le salon. C’est ce qu’on appelle l’arbitraire du signe. On dit que le rapport entre le signifiant et le signifié est immotivé. La preuve, c’est que différentes langues utilisent des mots qui ne se ressemblent pas du tout pour signifier les mêmes choses. Par exemple, en français on dit vache, en anglais cow. Le peintre surréaliste René Magritte s’est amusé à illustrer cet aspect du langage dans des tableaux qui associent mots et choses de manière arbitraire. On peut penser que les mots, à l’origine, n’étaient pas arbitraires, que les premiers mots ressemblaient aux choses qu’ils désignaient. Par l’étymologie, on peut chercher la trace de cet « âge d’or » où les mots ressemblaient aux choses. Par exemple, le « s » de « serpent » révèle peut-être une telle origine. Mais il faut bien reconnaître que cette ressemblance entre les mots et les choses est aujourd’hui perdue, sauf peut-être pour les onomatopées (et encore : les anglais disent « cock-a-doodle-doo » pour signifier le chant du coq). Parfois, ironie du sort, le rapport est même inversé, au grand désespoir du poète : ainsi Mallarmé remarque que le mot « jour » a une sonorité sombre alors que « nuit » sonne lumineux. Toutefois, cette particularité du signe ne saurait être ce qui distingue le langage humain du langage animal, puisque les signes utilisés par les animaux (cri du corbeau, etc.) sont aussi immotivés. C. La double articulation du langage Un premier point qui permet de distinguer véritablement le langage humain du langage animal est la double articulation du langage humain. Une expression signifiante, chez l’homme (par exemple une phrase), peut se décomposer en mots et en lettres, mais surtout en monèmes (on parle aussi de morphèmes) et en phonèmes. Les monèmes sont les unités significatives minimales. Par exemple, « rembarquons » contient quatre monèmes : r-embarqu-ons. « Au fur et à mesure », au contraire, est constitué d’un seul monème, car cette expression qui signifie « progressivement » ne s’analyse pas en significations partielles qui contribuent à cette signification générale. Chaque monème, à son tour, peut s’analyser en phonèmes. Les phonèmes sont les unités sonores minimales. Dans notre exemple, le monème « barqu » est composé de quatre phonèmes : b, a, r, qu. La définition des phonèmes dépend de chaque langue : chaque langue découpe dans les sons des limites significatives. Par exemple, en français le jota espagnol, le r et le r roulé forment un seul phonème, r. En revanche, en espagnol on distingue le jota du r. Cette double articulation distingue le langage humain des langages animaux : dans ceux-ci, les signes (ou signaux) ne peuvent pas être décomposés en parties elles-mêmes significatives : les différentes notes du chant des oiseaux n’ont pas de sens. Par exemple les corbeaux disposent d’une quinzaine de cris, chacun correspondant à une situation et à une signification particulière. De même, un langage comme le code de la route ne contient qu’une simple articulation : la signification du panneau est constituée par plusieurs significations combinées, mais ces monèmes ne se laissent pas analyser à leur tour. Par exemple la circularité du panneau signifie une obligation, la forme triangulaire un danger, etc. Ces formes ne se décomposent pas à nouveau en parties. Cette double articulation du langage a été progressivement transposée dans l’écriture : au début, l’écriture était symbolique : une représentation simplifiée de la chose signifiait la chose. Peu à peu, pour désigner les entités abstraites, on fit usage du rébus. C’est ainsi que les symboles en vinrent à signifier les sons, et non les choses : on s’achemina ainsi vers la lettre et les écritures alphabétiques. A l’inverse le chinois, qui n’a pas connu cette innovation, a une écriture simplement articulée, ce qui conduit à une explosion du nombre de signes : on compte environ 80 000 idéogrammes ! Heureusement, certains traits communs permettent de soulager quelque peu la mémoire. On voit que l’immense avantage de la double articulation du langage est précisément l’économie : avec seulement 30 ou 50 phonèmes (et encore moins de lettres, car les phonèmes peuvent être obtenus par combinaison de lettres), on arrive à former les quelques milliers de monèmes dont une langue à besoin, et l’association de ces monèmes produit à son tour les milliers de mots du dictionnaire…

D. Réaction et représentation 1. Le langage animal est un automatisme sensori-moteur Mais cette différence technique entre le langage animal et le langage humain laisse peutêtre de côté l’essentiel, qui est la faculté symbolique de manipuler ce langage. Dans le signal animal, la réaction est automatique. Il s’agit d’un langage figé qui n’exprime pas des pensées mais des sentiments, besoins. La réaction est immédiate. Il n’y a pas d’intention de signifier. Il faut bien distinguer cette simple fonction sensori-motrice de la véritable faculté de représentation, qui est une faculté de tenir une chose pour une autre (par exemple, utiliser un fétiche, jouer à la poupée, utiliser un mot), en sachant qu’il ne s’agit pourtant pas de cette chose. C’est-à-dire faire semblant en ayant conscience de faire semblant. Ainsi on pourrait dire que les animaux utilisent des signes, mais sans avoir conscience d’utiliser des signes. Le chien de berger peut apprendre à obéir aux ordres de son maître, mais il n’a pas conscience de ce qu’il fait. C’est pour cela que les animaux ne peuvent développer eux-mêmes leur langage. Celui-ci est inné ou inculqué par l’homme : L’invention de l’art de communiquer nos idées dépend moins des organes qui nous servent à cette communication que d’une faculté propre à l’homme qui lui fait employer ses organes à cet usage, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d’autres à la même fin. Donnez à l’homme une organisation tout aussi grossière qu’il vous plaira : sans doute il acquerra moins d’idées ; mais pourvu seulement qu’il y ait entre lui et ses semblables quelque moyen de communication par lequel l’un puisse agir et l’autre sentir, ils parviendront à se communiquer enfin tout autant d’idées qu’ils en auront. Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais aucun d’eux n’en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d’entre eux qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue naturelle pour s’entrecommuniquer, je n’en fais aucun doute. Il y a même mieux de croire que la langue des castors et celle des fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux. Quoi qu’il en soit, par cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant ; ils les ont tous, et partout la même ; ils n’en changent point, ils n’y font pas le moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme. Voilà pourquoi l’homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux n’en font point. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781) Rousseau retrouve ici son idée selon laquelle ce qui distingue l’homme de l’animal n’est pas tant l’entendement (ou pensée) que la liberté, la perfectibilité1. Mais c’est surtout le linguiste Emile Benveniste qui souligne le fait que la différence entre le langage humain et le langage animal est liée à la maîtrise de la faculté symbolique : Employer un symbole est cette capacité de retenir d’un objet sa structure caractéristique et de l’identifier dans des ensembles différents. C’est cela qui est propre à l’homme et qui fait de l’homme un être rationnel. La faculté symbolisante permet en effet la formation du concept comme distinct de l’objet concret, qui n’en est qu’un exemplaire. Là est le fondement de l’abstraction. (…) Or, cette capacité représentative d’essence symbolique qui est à la base des fonctions conceptuelles n’apparaît que chez l’homme. (…) Prenons d’abord grand soin de distinguer deux notions qui sont bien souvent confondues quand on parle du « langage animal » : le signal et le symbole. Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel : éclair annonçant l’orage ; cloche annonçant le repas ; cri annonçant le danger. L’animal perçoit le signal et il est capable d’y réagir adéquatement. On peut le dresser à identifier des signaux variés, c’està-dire à relier deux sensations par la relation de signal. (…) Mais il utilise en 1

Cf. cours sur la culture, et Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, Partie I.

outre le symbole qui est institué par l’homme ; il faut apprendre le sens du symbole, il faut être capable de l’interpréter dans sa fonction signifiante et non plus seulement de le percevoir comme impression sensorielle, car le symbole n’a pas de relation naturelle avec ce qu’il symbolise. L’homme invente des symboles ; l’animal, non. (…) On dit souvent que l’animal dressé comprend la parole humaine. En réalité l’animal obéit à la parole parce qu’il a été dressé à la reconnaître comme signal, mais il ne saura jamais l’interpréter comme symbole. Pour la même raison, l’animal exprime ses émotions, il ne peut les dénommer. On ne saurait trouver au langage un commencement ou une approximation dans les moyens d’expression employés chez les animaux. Entre la fonction sensori-motrice et la fonction représentative, il y a un seuil que l’humanité seule a franchi. (…) L’émergence de Homo dans la série animale peut avoir été favorisée par sa structure corporelle ou son organisation nerveuse ; elle est due avant tout à sa faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966) 2. Le langage humain est représentatif et suppose la pensée Ce que tout ceci indique, au fond, c’est que la faculté de langage au sens fort repose sur la pensée et la révèle. Ainsi Descartes, dans le Discours de la méthode (5e partie), affirme que le langage distingue l’homme de l’animal, car le langage est révélateur de la pensée. Les animaux ne disposent pas vraiment du langage, mais d’une simple faculté d’émettre des signes liés à des stimuli immédiats, à des affects et des besoins (ex : exprimer la faim, la peur, etc.) : Or, par ces deux mêmes moyens2, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes3, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car, à ce 2 3

L’observation des actions et des paroles des êtres (animaux, machines, etc.). De ce qu’ils ont faute d’organes : de ce qu’il n’ont pas d’organes.

compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous, et feraient mieux en toute chose ; mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’un horloge, qui n’est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence. René Descartes, Discours de la méthode, 5e partie On pourrait en effet appliquer sensiblement le même raisonnement aux machines, notamment aux ordinateurs, qui sont capables de simuler une conversation humaine avec toujours plus de ressemblance. Alan Turing a d’ailleurs proposé le critère suivant : si un ordinateur peut passer pour un être humain dans une conversation, alors il doit être considéré comme intelligent (c’est le « test de Turing »). Dans ce lien entre le langage et la pensée on retrouve l’ambiguïté originelle exprimée par le terme grec logos, qui signifie à la fois langage et raison, pensée. Aristote avait défini l’homme comme un zoon logon ekhon4, c’est-à-dire un animal doué du « logos ». On peut traduire cette expression par « animal rationnel » ou « être de langage ». Langage, raison et humanité semblent donc étroitement liées. Mais cela n’est vrai qu’en un sens restreint du mot « langage », car nous avons vu que les animaux disposent d’un certain langage. Il convient maintenant d’analyser plus avant les rapports entre langage et pensée. II. Langage et pensée A. Peut-on penser sans langage ? 1. La pensée préexiste au langage Nous sommes spontanément enclins à penser qu’il existe une pensée qui préexiste au langage. Le langage ne serait qu’un moyen d’exprimer et de communiquer des idées qui sont en nous indépendamment de lui. Cette conception du langage comme un simple instrument extérieur à la pensée et qui permet de l’exprimer de manière transparente est celle de Descartes et de Hobbes. Pour Hobbes notamment, les mots (et les signes en général) ne sont qu’un moyen de nous rappeler nos pensées. Ils ne signifient pas par eux-mêmes : L’usage général de la parole est de transformer notre discours mental en discours verbal, et l’enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots ; et ceci en vue de deux avantages : d’abord d’enregistrer les consécutions5 de nos pensées ; celles-ci, capables de glisser hors de notre souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail, peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter ; le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L’autre usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l’un à l’autre, par la mise en relation et l’ordre de ces mots, ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu’ils désirent, ou qu’ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des signes. Thomas Hobbes, Léviathan (1651) Mais comment peut-on penser sans langage ? L’exemple des enfants sauvages (ex : Victor de l’Aveyron, cas étudié à la fin du XVIIIe siècle) montre que le langage semble indispensable à la pensée. Car la pensée consiste à utiliser des concepts (cheval, bleu, fatigue, etc.), c’est-àdire à regrouper tout un ensemble de sensations dans une catégorie commune. Or comment utiliser une telle catégorie sans un représentant sensible pour la manipuler ? Les mots sont ces « poignées » sensibles par lesquelles nous manipulons le plus souvent les concepts. Mais les représentations mentales peuvent jouer le même rôle. Ainsi, même si nous étions capables de penser en dehors de toute langue (français, anglais…), cela ne signifierait pas pour autant que nous pouvons penser sans langage, car nos représentations mentales elles-mêmes constitueraient un premier langage.

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Aristote, Les Politiques, I. Les enchaînements.

2. Pensée et langage sont indissociables Qu’est-ce que penser, sinon se parler à soi-même dans sa tête ? La pensée est un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. Donc, pensée et discours, c’est la même chose, sauf que c’est le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même que nous avons appelé de ce nom de pensée. Platon, Sophiste, 264a-264b Théétète. – Qu’est-ce que tu appelles penser ? Socrate. – Une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner. C’est en homme qui ne sait pas6, il est vrai, que je te donne cette explication. Car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant. Et quand, ayant tranché, que ce soit avec une certaine lenteur ou en piquant droit au but, elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous posons que c’est là son opinion. De sorte que moi, avoir des opinions, j’appelle cela parler, et que l’opinion, je l’appelle un langage, prononcé, non pas bien sûr à l’intention d’autrui ni par la voix, mais en silence à soi-même. Platon, Théétète, 189e-190a Merleau-Ponty soutient que pensée et langage sont indissociables. On pourrait objecter que nous pensons parfois « d’un seul coup », sans mots. Mais c’est une illusion, dit MerleauPonty : D’abord la parole n’est pas le « signe » de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu (…). [La parole et la pensée] sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole est l’existence extérieure du sens. Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. (…) Pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée », et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. Il faut qu’il y ait, comme disent les psychologues, un « concept linguistique » (…) ou un concept verbal (…), une « expérience interne centrale, spécifiquement verbale, grâce à laquelle le son entendu, prononcé, lu ou écrit devient un fait de langage ». (…) La pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945) De plus, notre appareil conceptuel (l’ensemble des concepts dont nous disposons) est étroitement lié à la langue. En effet c’est la langue qui nous fournit nos concepts, représentés par des mots : « cheval », « rouge », « ville », « plaisir », etc. Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique moderne, montre que la langue découpe simultanément dans la masse amorphe des sons et dans la masse amorphe des idées confuses pour créer un signe. Par exemple, le signe bleu, qui consiste en une image acoustique associée à une représentation 6

Socrate prétendait toujours ne rien savoir.

mentale, est produit par un double découpage : d’une part, le son /bleu/ est isolé des sons voisins, comme /pleut/, qui prennent un autre sens ; d’autre part, la couleur bleue est distinguée du vert d’un côté, du jaune de l’autre. L’idée de Saussure est que les idées (ou concepts), pas plus que les sons (ou phonèmes), ne préexistent à la langue. La langue est comme une feuille de papier dont la pensée est le recto, le son est le verso. Ainsi la langue « découpe » le réel avec des concepts et des mots qui en désignent les différentes parties. C’est une sorte de cartographie. Par conséquent, le sens d’un mot est délimité par les mots voisins. Les mots « condescendance », « mépris », « dédain » et « hauteur » sont voisins, de sorte que le sens de chacun ne peut être précisément délimité que par opposition aux autres. Autre exemple : le mouton se dit sheep en anglais. Mais ces deux mots n’ont pas tout à fait la même valeur car l’anglais dispose du mot mutton pour désigner la pièce de viande apprêtée et servie à table. Saussure va jusqu’à dire que le sens des mots est entièrement donné par ces différences. Ce qui fait le sens d’un mot, c’est sa différence avec les autres mots. Ce qui constitue le concept de « chêne », c’est tout ce qui distingue le chêne des autres feuillus. Bref, une chose est constituée par l’ensemble des propriétés qui la distinguent des autres. Cette idée contredit donc l’idée naïve que nous pourrions avoir d’une langue comme une nomenclature, une liste de mots reliés à une liste de choses : les choses ne préexistent pas au langage, elles sont créées par le langage. Le « bleu » ne préexiste pas, il est déterminé par le langage. On aurait tout aussi bien pu découper les couleurs autrement : Violet, bleu turquoise (à mi-chemin entre le bleu et le vert), jaune, etc. Cette idée selon laquelle le sens des signes est donné par leurs relations fait de la langue une structure au sens fort. « Dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs », écrit Saussure7. « Ce qui distingue un signe, voilà tout ce qui le constitue. »8 C’est de la généralisation de ces idées à l’ensemble des sciences humaines qu’est né le courant structuraliste qui s’est développé en France dans les années 1960. La conclusion de cette analyse de la langue est que notre schème conceptuel dépend de notre langue, donc que la pensée est toujours tributaire d’une langue, donc d’une culture. Par exemple, les Inuits disposent d’une dizaine de termes pour qualifier les nuances de blanc et les différents types de neige. Des langues comme le grec ou l’allemand permettent de substantiver des noms ou des adjectifs (ex : la rougeur, le manger, le faire), ce qui peut avoir des conséquences importantes sur la pensée philosophique. Cette thèse, selon laquelle la langue détermine la pensée, est connue sous le nom de l’hypothèse « Sapir-Whorf », du nom des deux chercheurs en linguistique qui ont poussé cette thèse le plus loin dans la première moitié du XXe siècle. Toutefois cette thèse extrême a été significativement nuancée par la suite. Et on peut en effet critiquer cette thèse. En effet, n’est-ce pas plutôt la pensée qui détermine la langue, plutôt que l’inverse ? D’où vient la langue, et comment expliquer ses évolutions, la création de concepts ? Il doit y avoir une faculté préconceptuelle en l’homme qui lui permet de dépasser les concepts dont il dispose. Ainsi ce n’est pas parce que les eskimos ont beaucoup de mots pour les nuances de blanc qu’ils parviennent à distinguer ces nuances : c’est au contraire parce qu’ils s’intéressent à ces nuances et sont capables de les distinguer qu’ils ont dû inventer des mots correspondants. Il faut donc, semble-t-il, admettre une capacité de modifier et de créer des concepts ; donc une forme de pensée antéprédicative. 3. Perception, action et langage L’action et la perception constituent un élément à la fois conceptuel et préconceptuel, qui permet de faire le lien entre le continuum du réel et les catégories conceptuelles. Par exemple, la perception visuelle nous met face à des variations continues de couleurs présentées par l’arc-en-ciel. A partir de cette donnée, nous sommes capables aussi bien de reconnaître le caractère continu des transitions que de découper ce continuum en catégories distinctes (violet, bleu, vert, etc.). Autre exemple : si on étudie les nuages, ou de simples formes dessinées, on peut les regrouper en catégories avant même d’avoir un mot (cumulus, stratus, etc.) correspondant à chaque type, à chaque concept. La perception est donc capable de créer des concepts par ellemême, antérieurement à toute langue donnée. De même, l’action révèle du « préconceptuel » : parfois il nous arrive d’agir, de résoudre un problème pratique sans faire appel à la pensée conceptuelle. On peut imaginer que cette 7 8

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, II, chap. 4, § 4. Ibid.

pensée est partagée par certains animaux, eux aussi capables de résoudre certains problèmes pratiques. Mais on pourrait encore distinguer le cas de l’homme, qui résout véritablement un problème par la pensée, de celui de l’animal qui procède simplement par essai et erreur, comme une souris qui finit par trouver son chemin dans un labyrinthe à force de tâtonner. Plus fondamentalement, le sens lui-même repose dans l’action. Quand nous pensons, nos idées (exprimées ou non dans le langage) renvoient toujours, ultimement, à un réseau d’actions et de perceptions, que les philosophes analytiques contemporains appellent l’« arrière-plan ». Il n’est pas évident de savoir si l’on peut dissocier pensée et langage, mais il est clair qu’on ne peut dissocier pensée et action (et perception). Nous pouvons ainsi critiquer l’idée que nous serions enfermés dans le langage : notre pensée renvoie à l’action, à notre expérience ; si nous sommes enfermés quelque part c’est dans l’action, dans le champ empirique des expériences. Montrer la parenté étroite entre la pensée et l’action, voire dire que la pensée se réduit à l’action, est un argument ambivalent. D’un côté, cela semble donner un ancrage prélinguistique à la pensée : l’action. Mais d’un autre côté, cela veut dire qu’il n’existe pas de signification idéale. Si la pensée se réduit à l’action, la signification d’un mot se réduit à son mode d’emploi, à la manière dont il est utilisé. C’est la thèse de Wittgenstein et de Quine, autre philosophe analytique dont nous parlerons plus tard9. L’idée d’une signification idéale est comme l’idée d’une règle idéale : c’est un mythe, une fiction. Nous ne savons pas exactement quel est le sens des mots que nous utilisons, car le savoir reviendrait à savoir comment nous les utiliserions face à une infinité de cas. Par exemple, nous ne savons pas exactement ce qu’est un « célibataire » : un homme non marié ? un veuf ? un homme qui vit seul ? Et même si la définition était claire, on ne pourrait pas être sûr de ne jamais rencontrer, un jour, une nouvelle situation qui nous imposerait de préciser cette définition. De la même manière, pour savoir si un élève maîtrise l’addition il faudrait le tester sur un nombre infini de cas, en lui demandant la somme de tous les nombres possibles ! Sans cela rien ne prouve qu’il n’applique pas une autre règle, qui coïncide avec l’addition seulement sur les cas testés. B. Le langage : aboutissement ou corruption de la pensée ? Nous pouvons donc admettre que le langage est étroitement lié à la pensée, et qu’il influence la pensée, bien que réciproquement la pensée influence aussi (et produit) le langage. La question qui se pose alors est de savoir si le langage constitue plutôt un atout pour la pensée, ou une entrave. 1. Le langage est l’aboutissement de la pensée Le langage est sans doute un atout, ne serait-ce que du fait qu’il permet d’exprimer et de communiquer nos pensées. C’est là son avantage le plus fondamental, qu’il ne faut pas oublier. De plus, comme nous l’avons dit seul le langage permet des idées générales. C’est ce que soulignait Rousseau : D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre, pense-t-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, et qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre, et ses yeux, modifiés d’une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et 9

Dans le cours sur l’interprétation pour sa thèse sur l’indétermination de la traduction.

non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité (1754) De la même manière, Hegel critique l’intuition et l’ineffable10 au profit de la pensée conceptuelle claire qui s’exprime dans le langage. L’intuition, dit-il, est une « nuit où toutes les vaches sont noires » ; nous n’avons de véritables pensées que lorsque nous les exprimons par le langage ; il n’y a pas de pensée antéprédicative (i.e. antérieure au jugement de prédication ou au langage réfléchi) : Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots est une entreprise insensée. Mesmer11 en fit l’essai et de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Friedrich Hegel, Philosophie de l’esprit (1805) Il n’est pas étonnant de voir aussi les poètes, artistes du langage, prendre la défense de celui-ci. Faisons monter à la barre Stéphane Mallarmé : ce fervent amoureux de la langue souligne le fait que le « dicible » dépasse le visible : on peut parler de ce qu’on ne voit pas. Le langage dépasse le concret de l’expérience sensible, il nous donne accès à une réalité idéale, abstraite, métaphysique, à une fleur conceptuelle « absente de tous bouquets » : Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d’attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains. A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le Dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité. Stéphane Mallarmé, préface au Traité du Verbe (1886) de René Ghil

10

Ce qui ne peut être dit, expliqué. Célèbre médecin allemand (1734-1815), qui exerça à Vienne et à Paris ; il est le fondateur de la théorie du « magnétisme animal », par le transfert duquel il prétendait guérir les maladies. 11

2. Le langage corrompt la pensée (Nietzsche, Sartre) Mais le langage a aussi des inconvénients. S’il permet de s’exprimer et de communiquer, donc de dévoiler aux autres, en le rendant public et commun, ce qu’il y a de plus personnel et individuel, voire intime, ce n’est pas sans transformer, appauvrir, falsifier ce qui est à transmettre. Ainsi Schopenhauer remarque que comme tout moyen, le langage corrompt, abstrait, déforme : Parole et langage, voilà donc les instruments indispensables de toute pensée claire. Mais comme tout moyen, comme tout machine, ces instruments sont en même temps une gêne et une entrave. Le langage en est une, parce qu’il contraint à entrer dans certaines formes fixes, les nuances de la pensée toujours instable, toujours en mouvement : et en les fixant, il leur ôte la vie. On peut tourner en partie cet inconvénient, en apprenant plusieurs langues. En effet, en passant d’une forme dans une autre, la pensée se modifie, et se débarrasse de plus en plus de son enveloppe : et ainsi son essence intime se manifeste plus clairement, et elle recouvre sa mobilité originelle. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, chap. VI Nietzsche, grand disciple de Schopenhauer, exprime ces mêmes idées « romantiques » sur un ton encore plus lyrique : Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent ? (…) Qu’écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s’éventer ! Par-delà bien et mal, § 296 Soupir. – J’ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer, afin qu’elle ne m’échappe pas une fois encore. Et voici à présent que ces mots arides me l’ont tuée, et qu’elle pend et se balance en eux – et je ne comprends plus guère, en la considérant, comment j’ai pu être si heureux en attrapant cet oiseau. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 298 a. La primauté de l’intuitif sur le discursif (Schopenhauer) Entre l’intuitif (la pensée immédiate et concrète qui s’apparente à un regard, à une vision) et le discursif (la pensée médiate et abstraite qui passe par le langage et ne voit pas tout d’un coup), Schopenhauer valorise l’intuition, qui selon lui est à la source de toute véritable pensée : Comme on passerait de la lumière directe du soleil à cette même lumière réfléchie par la lune, nous allons, après la représentations intuitive, immédiate, qui se garantit elle-même, considérer la réflexion, les notions abstraites et discursives de la raison, dont tout le contenu est emprunté à l’intuition et qui n’ont de sens que par rapport à elle. Aussi longtemps que nous demeurons dans la connaissance intuitive, tout est pour nous lucide, assuré, certain. Ici, ni problèmes, ni doutes, ni erreurs, aucun désir, aucun sentiment de l’au-delà ; on se repose dans l’intuition, pleinement satisfait du présent. Une telle connaissance se suffit à elle-même ; aussi, tout ce qui procède d’elle simplement et fidèlement, comme l’œuvre d’art véritable, ne risque jamais d’être faux ou démenti ; car elle ne consiste pas dans une interprétation quelconque, elle est la chose même. Mais avec la pensée abstraite, avec la raison, s’introduisent dans la spéculation le doute et l’erreur, dans la pratique l’anxiété et le regret. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, § 8

Comme la matière des concepts – ainsi que nous l’avons montré – n’est autre que la connaissance intuitive, et que par conséquent tout l’édifice de notre monde intellectuel repose sur le monde de l’intuition, nous devons pouvoir revenir, comme par degrés, de concepts en concepts aux intuitions d’où ces concepts ont été immédiatement tirés ; c’est-à-dire que nous devons pouvoir appuyer tout concept sur des intuitions qui, par rapport aux abstractions, jouent le rôle d’un modèle. Ces intuitions représentent donc le contenu réel de notre pensée ; partout où elles manquent, il n’y a plus de concepts, mais des mots. Sous ce rapport, notre intelligence ressemble à un billet de banque, qui pour avoir une valeur réelle, suppose du numéraire en caisse, destiné à solder, le cas échéant, tous les billets émis. Les intuitions sont le numéraire et les concepts les billets. (…) Toute pensée, à l’origine, est une image ; c’est pourquoi l’imagination est un outil si nécessaire de la pensée ; les têtes qui en sont dépourvues ne font jamais rien de grand, sinon en mathématiques. (…) En dernière analyse, toute vérité et toute sagesse résident réellement dans l’intuition. Mais cette intuition, il est malheureusement impossible de la saisir et de la communiquer aux autres. (…) Seule la connaissance bâtarde, la connaissance abstraite, secondaire, celle des concepts, peut se communiquer entièrement. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, chap. VII b. Les concepts de la langue déforment la pensée originale De plus, comme nous l’avons déjà compris, la langue déforme la pensée car elle consiste en un ensemble de mots, donc de concepts, qui appauvrissent nécessairement ce que nous voulons dire : quel appauvrissement il y a, quand on passe de ma sensation unique, brûlante et poignante, au mot banal « amour » ! Les mots sont comme des catégories prédéfinies qui s’interposent entre nous et les choses, qui nous donnent d’emblée une interprétation des choses et occultent leur richesse infinie. Elle s’irritait contre cette manie de tout mettre en mots. Les violettes étaient les paupières de Junon et les anémones des épouses inviolées. Comme elle détestait les mots qui se mettaient toujours entre elle et la vie : c’étaient eux les violateurs, ces mots tout faits qui suçaient la sève des choses vivantes. D. H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, chap. VIII On peut comprendre à partir de là la formule du poète anglais William Blake : « Quand les portes de la perception seront nettoyées, les choses apparaîtront à l’homme telles qu’elles sont, infinies. » De manière plus générale, Nietzsche critique le passage de la réalité première inconsciente à la conscience et au langage : [L]’homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons : la partie la plus superficielle, la plus mauvaise : – car seule cette pensée consciente advient sous forme de mots, c’est-à-dire de signes de communication, ce qui révèle la provenance de la conscience elle-même. Pour le dire d’un mot, le développement de la langue et le développement de la conscience (non pas de la raison, mais seulement la prise de conscience de la raison) vont main dans la main. (…) Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat, inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à toute prise de

conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification, superficialisation et généralisation. Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 354 Sartre rejoint Nietzsche sur ce point : lui aussi considère que le travail d’expression et de formulation est déjà une aliénation de la pensée : Les mots boivent notre pensée avant que nous ayons eu le temps de la reconnaître ; nous avons une vague intention, nous la précisons par des mots et nous voilà en train de dire tout autre chose que ce que nous voulions dire. Sartre, Situations I, p. 201 Ainsi, Condillac remarque que même si chacun ne voit pas les couleurs de la même manière que l’autre, cela n’empêche pas qu’il y ait un accord, par le langage, sur la vérité des différentes propositions. Même si A voit le ciel bleu et B le voit rouge, tous deux ont appris à appeler cette couleur « bleu », par conséquent ils seront d’accord pour affirmer que « le ciel est bleu ». Ainsi le langage peut fort bien se passer de l’identité profonde des sensations qu’il exprime. c. Le langage suggère une métaphysique (Nietzsche) Le langage est une aliénation, non seulement au niveau des concepts mais aussi, plus profondément, au niveau de la grammaire, de la logique et de la raison, cette « métaphysique du langage ». Voici une nouvelle expression de ce point de vue, que nous avions déjà rencontré dans la critique nietzschéenne du cogito cartésien : Autrefois on considérait le changement, la variation, le devenir en général, comme des preuves de l’apparence, comme un signe qu’il devait y avoir quelque chose qui nous égare. Aujourd’hui, au contraire, nous voyons que le préjugé de la raison nous force à fixer l’unité, l’identité, la durée, la substance, la cause, la réalité, l’être, qu’il nous enchevêtre en quelque sorte dans l’erreur, qu’il nécessite l’erreur ; malgré que, par suite d’une vérification sévère, nous soyons certains que l’erreur se trouve là. Il n’en est pas autrement que du mouvement des astres : là nos yeux sont l’avocat continuel de l’erreur, tandis qu’ici c’est notre langage qui plaide sans cesse pour elle. Le langage appartient, par son origine, à l’époque des formes les plus rudimentaires de la psychologie : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté en tant que cause en général : nous croyons au « moi », au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses – par là nous créons la conception de « chose »… (…) La « raison » dans le langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, IV, § 5 Ainsi, Nietzsche en vient à concevoir la philosophie comme un travail contre les mots : « le philosophe est pris dans les rets du langage », et par conséquent son travail est de s’en libérer. Le fondateur de la logique et de la philosophie analytique moderne, Gottlob Frege, partageait ce point de vue : Une grande partie du travail du philosophe consiste – ou devrait consister – en un combat avec la langue. Frege, Écrits posthumes, p. 318. Et c’est encore le même point de vue qu’exprime Wittgenstein : les problèmes philosophiques ne sont que des problèmes de langage. C’est le langage qui nous induit en erreur, qui nous fait croire qu’il y a des problèmes. Nous ne savons pas nous servir du

langage. Il y a plusieurs jeux de langage, ce qui produit de la confusion quand nous voulons comprendre un jeu à partir d’un autre. Le cas où différentes personnes n’utilisent pas les mots dans le même sens constitue un exemple typique, mais la difficulté est parfois plus subtile… Ce sont ces arguments qui ont poussé ces deux derniers philosophes – Frege et Wittgenstein – à rechercher une langue idéale exprimant la pensée sans la déformer, et avec toute la rigueur scientifique possible : c’est le projet de constituer un langage logique parfait, capable d’éliminer, par sa seule forme, les erreurs et expressions dénuées de sens. Mais réduire le langage à la pensée serait une erreur. C’est même précisément cette erreur qui mène à nombre de « faux problèmes » et qui empêtrent le philosophe dans les « rets » du langage. Wittgenstein lui-même, dans ce qu’on appelle sa seconde philosophie, a pris conscience de l’immense variété des jeux de langage. En particulier, on peut montrer que le langage ne sert pas seulement à penser, mais aussi à agir. Peut-on aller jusqu’à dire que le langage est un instrument de pouvoir ? III. Y a-t-il un pouvoir du langage ? A priori, l’idée d’un pouvoir du langage est étonnante, précisément parce que les mots ne sont jamais que des signes, contrairement aux actes ou à la force qui ont une influence directe sur le monde. Pourtant, il est assez évident que ces instrument, bien que seulement symbolique, a une grande influence au sein de la société humaine, justement parce que celleci fonctionne en grande partie sur le mode symbolique. Ainsi il est assez évident que le langage permet d’influencer autrui ou de marquer sa supériorité ou son autorité. Le mythe de la tour de Babel illustre cette puissance que le langage confère aux hommes, ne serait-ce que par la capacité de communiquer, donc d’échanger et de s’organiser, qu’il leur confère. La Bible explique ainsi la diversité des langages : Dieu aurait introduit la confusion en brisant la langue originelle unique pour éviter que les hommes ne deviennent trop puissants. Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L’Eternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l’Eternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue les uns des autres. Et l’Eternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel12, car c’est là que l’Eternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Eternel les dispersa sur la face de toute la terre. Ancien Testament, Genèse, 11, 1-9 A. Langage, société et pouvoir politique Traditionnellement, le langage était l’instrument privilégié du chef, du dominant. Pierre Clastres13 a montré l’asymétrie de l’échange entre le chef et la tribu dans les sociétés primitives : alors que les membres de la communauté échangent biens et femmes, le chef ne donne que des mots et il reçoit en échange biens et femmes. Avec la société grecque apparaît la démocratie, c’est-à-dire l’égalité entre la parole de chacun, qu’expriment les deux règles fondamentales que sont l’isonomie (la même loi pour tous) et l’iségorie (égalité de la parole de chacun). C’est dans ce cadre que peut apparaître la figure du sophiste, spécialiste de la rhétorique. Avec les sophistes, la dimension sociopolitique du langage a pris une importance capitale. Les sophistes étaient des professionnels du langage qui pouvaient monnayer leurs services au prix fort : les jeunes membres de la 12 13

Babel, de l’hébreu balal, confondre, mêler. Babylone a la même origine. Dans La Société contre l’Etat.

classe aisée pouvaient ainsi apprendre à combattre les arguments de l’adversaire, à convaincre un auditoire, etc. Ces facultés conféraient un pouvoir direct dans la mesure où de nombreux rapports de force étaient réglés par la discussion publique. Ainsi le succès dans la sphère politique et juridique dépendait directement de la maîtrise de la langue de l’orateur. Socrate. – C’est même parce que j’en suis étonné, Gorgias, que je te demande depuis longtemps quelle peut bien être cette puissance de la rhétorique. Elle m’apparaît avoir une étendue divine quand je l’examine sous cet angle. Gorgias. – Si tu savais tout, Socrate, tu saurais qu’elle rassemble pour ainsi dire sous sa tutelle toutes les puissances. Je vais t’en donner une belle preuve : il m’est en effet arrivé souvent de me rendre avec mon frère ou d’autres médecins auprès de malades qui ne voulaient pas avaler un médicament ni se laisser charcuter ou cautériser par le médecin. Quand le médecin n’arrivait pas à les persuader, moi j’y arrivais par le seul art de la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, s’il faut débattre lors d’une assemblée ou d’une quelconque autre réunion publique pour savoir lequel d’entre les deux on doit choisir comme médecin, je dis que le médecin ne comptera pour rien, et qu’on choisira celui qui est capable de parler, s’il le veut bien. Et quel que soit l’homme de métier que lui opposerait le débat, l’orateur persuaderait qu’on le choisisse plutôt que n’importe qui d’autre ; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’orateur ne parlerait de façon plus persuasive que n’importe quel homme de métier devant une foule. Tant est grande et belle la puissance de notre art. Platon, Gorgias On peut distinguer ici les concepts voisins persuader et convaincre. On considère généralement que convaincre fait davantage appel à la raison, tandis que persuader utilise les passions, le sentiment, pour emporter l’adhésion. Pascal n’avait de cesse de remarquer que pour véritablement emporter l’adhésion de l’auditoire, il faut non seulement convaincre mais aussi persuader : aux raisons il faut ajouter des formules qui frappent l’imagination et les sentiments afin de faire basculer non seulement la tête, mais aussi le cœur du public de notre côté. La fable de La Fontaine, Le Corbeau et le renard, présente un autre exemple du pouvoir des mots dans son aspect le moins noble. On distinguera donc en général un pouvoir sain des mots, qui repose sur leur pouvoir de conviction, donc sur l’intelligence et la raison, et un pouvoir potentiellement aliénant, qui repose sur la dimension affective et passionnelle du langage. Avec la société contemporaine, l’usage du langage comme instrument de pouvoir se développe. Pensons aux médias, aux scientifiques, aux experts, aux publicitaires, aux spécialistes de la communication (qui sont en quelque sorte les sophistes d’aujourd’hui – nos « menteurs professionnels », diront les plus critiques)… Le pouvoir politique est toujours essentiellement symbolique : aujourd’hui encore les hommes politiques ne font rien d’autre que parler ou écrire (et signer). Mais la sphère politique (au sens étroit) n’a pas l’apanage du langage comme moyen de domination. Celui-ci, comme le pouvoir lui-même, est répandu dans l’ensemble de la société. De l’intellectuel au mendiant en passant par le professeur, la société moderne unit étroitement savoir et pouvoir et multiplie donc le nombre des « manipulateurs de symboles » professionnels. B. Jeux de langage et formes de vie Comment tous ces phénomènes sont-ils possibles ? Le cas de l’intellectuel ou du scientifique est assez facile à comprendre : ce qu’il fournit à la société, ce sont des travaux, des recherches, des connaissances. Mais comment comprendre les autres types d’échange ? Il faut en fait, pour cela, supposer que le langage n’a pas une visée uniquement théorique. Et de fait, Wittgenstein a montré l’incroyable diversité des jeux de langage : § 23 – Mais combien de sortes de phrases existe-t-il ? L’affirmation, l’interrogation, le commandement peut être ? – II en est d’innombrables sortes ; il est d’innombrables et diverses sortes d’utilisation de tout ce que

nous nommons « signes », « mots », « phrases ». Et cette diversité, cette multiplicité n’est rien de stable, ni de donné une fois pour toutes ; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrionsnous dire, tandis que d’autres vieillissent et tombent en oubli. (Nous trouverions une image approximative de ceci dans les changements des mathématiques.) Le mot « Jeu de langage » doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie. Représentez-vous la multiplicité des jeux de langage au moyen des exemples suivants : Commander et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un évènement. Faire des conjectures au sujet d’un évènement. Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des « rondes ». Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953) L’idée de Wittgenstein est qu’il n’y a rien de commun entre ces différents « jeux de langage ». En réalité, ces différents jeux de langage reposent eux-mêmes sur différentes « formes de vie » qui en constituent le « fondement ». Les jeux de langage sont aussi variés que les formes de vie sur lesquelles ils reposent. C. Quand dire, c’est faire Dans la lignée de Wittgenstein, John Austin (1911-1960) a étudié en détail certains jeux de langage, et il a montré que le langage peut notamment servir à agir. Austin parle d’énoncés performatifs (de l’anglais to perform, accomplir) pour désigner ces jeux de langage. Alors que les énoncés constatifs sont vrais ou faux, les énoncés performatifs ne sont ni vrais ni faux, ils peuvent simplement réussir ou échouer à accomplir l’action qu’ils visent à accomplir. Plus précisément, Austin distingue, au sein d’un même acte de langage, un acte locutoire (le fait de dire : proférer des sons (acte phonétique) qui sont des expressions d’un langage (acte phatique) et qui ont une signification (acte rhétique)), un acte illocutoire (affirmer, constater, s’engager, baptiser, etc.) et un acte perlocutoire (convaincre, menacer, etc.). L’acte perlocutoire concerne les effets de l’acte illocutoire que le locuteur parvient à induire sur son auditoire. Par exemple, en affirmant une chose, je dis quelque chose (acte locutoire), je le soutiens (acte illocutoire) et je convaincs mon interlocuteur (acte perlocutoire). Quelques années plus tard, John Searle poursuivra l’analyse d’Austin. Il distingue en particulier deux directions d’ajustement des actes de langage. Dans l’assertion, le langage dit que les choses sont, et comment elles sont : il doit s’adapter au monde. Dans l’ordre ou la promesse en revanche, c’est le monde qui doit s’adapter au langage. Searle aboutit ainsi à une classification des cinq grandes « forces » primitives du langage : (1) La force assertive : affirmer, remarquer, etc. La direction d’ajustement est du langage vers le monde. (2) La force directive : actes par lesquels le locuteur tente d’obtenir un changement dans le monde, ce changement étant de la compétence ou sous la responsabilité de l’interlocuteur. (3) La force engageante (promissive) concerne les actes où le changement à accomplir dans le monde est à l’initiative ou à la charge du locuteur. (4) La force déclarative concerne tous les actes qui ont la particularité d’instituer la situation qu’en même temps ils décrivent. Par exemple, quand le président énonce « La

séance est ouverte. » ou quand le maire dit « Je vous déclare mari et femme. » L’énoncé est vrai du seul fait qu’il a été prononcé. Cet énoncé a une double direction d’ajustement, il croise les deux directions d’ajustement : il décrit et il instaure. (5) La force expressive, enfin, qui se caractérise par l’absence de mise en relation du langage et du monde : simple manifestation d’états psychologiques qui peuvent être indépendants d’une situation donnée. Bref, toutes ces analyses montrent, de manière très détaillée, que le langage n’est pas seulement un instrument théorique, mais constitue aussi un outil pratique qui permet d’agir directement sur le monde. Ceci permet de comprendre certains échanges de mots et comment le langage peut conférer un certain pouvoir à celui qui le maîtrise. Conclusion Pour conclure, un mot sur le mystique. En un sens important, le « mystique » est ce qui ne peut pas être dit : l’indicible, l’ineffable. L’idée même qu’il puisse y avoir des choses que l’on ne peut dire a quelque chose de mystique. On trouve cette idée chez de nombreux et illustres philosophes, à commencer par Platon : Il est impossible, à mon avis, qu’ils aient compris quoi que ce soit en la matière. De moi, du moins, il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets14. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain dans l’âme, comme la lumière jaillit de l’étincelle, et ensuite croît d’elle-même. Sans doute, je sais bien que s’il fallait les exposer par écrit ou de vive voix, c’est moi qui le ferais le mieux ; mais je sais aussi que, si l’exposé était défectueux, j’en souffrirais plus que personne. Si j’avais cru qu’on pût les écrire et les exprimer pour le peuple15 d’une manière suffisante, qu’aurais-je pu accomplir de plus beau dans ma vie que de manifester une doctrine si salutaire aux hommes et de mettre en pleine lumière pour tous la vraie nature des choses ? Or, je ne pense pas que d’argumenter là-dessus, comme on dit, soit un bien pour les hommes, sauf pour une élite à quoi il suffit de quelques indications pour découvrir par elle-même la vérité. Quant aux autres, on les remplirait ou bien d’un injuste mépris, ce qui est inconvenant, ou bien d’une vaine et sotte suffisance par la sublimité des enseignements reçus. Platon, Lettre VII, 341c-342a C’est chez Wittgenstein que culmine cette tendance mystique, dans sa première philosophie en tout cas. Son idée est alors que la pensée est l’image du monde, un peu comme le tableau d’un peintre. Il y a un isomorphisme (une analogie, une identité de forme) entre la structure de la pensée, de la logique, du langage, d’une part, et la structure du monde d’autre part – tout comme entre la peinture et le paysage. Logique et ontologie ont la même structure. Par exemple, la proposition « le chat est sur le tapis » a la même structure que le fait, qui consiste lui aussi en deux éléments (le chat et le tapis) reliés par une certaine relation. Par conséquent, cette forme logique que le langage doit partager avec la réalité pour pouvoir la représenter, il ne peut la représenter. Il peut la montrer, mais il ne peut pas la dire, il ne peut pas en parler. Le langage ne peut pas parler de sa propre forme de représentation, car pour cela il faudrait qu’il puisse sortir de lui-même pour s’appréhender de l’extérieur. C’est comme une carte géographique : elle peut comporter une légende, mais elle ne peut pas expliquer le rapport entre elle et le monde réel. Par conséquent, les limites du langage sont les limites de notre monde. Et ce qui ne peut être dit (le mystique – qui est pourtant l’essentiel), il faut le taire. Ce qui est paradoxal, car Wittgenstein parvient à ce résultat au terme d’un livre (le Tractatus logico-philosophicus) qui traite du langage ! Il faut donc, arrivé à la fin du livre, le refermer et le jeter. C’est comme une échelle qu’il faut jeter après avoir grimpé.

14 15

Il s’agit de la métaphysique et des questions liées à l’absolu, à Dieu. Ce que fera le christianisme dont Nietzsche dit qu’il est un « platonisme pour le peuple ».

La proposition n’exprime quelque chose que pour autant qu’elle est une image. 4.031 – (…) Au lieu de dire : cette proposition a tel ou tel sens, on dira mieux : cette proposition représente tel ou tel état de choses. 4.0311 – Un nom tient lieu d’une chose, un autre d’une autre chose et ces noms sont liés entre eux, ainsi le tout – telle une image vivante – représente l’état de choses. 4.0312 – La possibilité de la proposition repose sur le principe de la représentation d’objets par des signes. Ma pensée fondamentale est (…) que la logique des faits ne se laisse pas représenter. (…) 4.113 – La philosophie limite le domaine discutable des sciences de la nature. 4.114 – Elle doit délimiter le concevable, et, de la sorte, l’inconcevable. (…) 4.115 – Elle signifiera l’indicible, en représentant clairement le dicible. 4.116 – Tout ce qui peut être en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer se laisse clairement exprimer. 4.12 – La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu’il faut qu’elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter – la forme logique. 4.121 – (…) Ce qui se reflète dans le langage, le langage ne peut le représenter. Ce qui s’exprime soi-même dans le langage, nous-mêmes ne pouvons l’exprimer par le langage. La proposition montre la forme logique de la réalité. Elle l’exhibe. 4.1212 – Ce qui peut être montré ne peut pas être dit. 6.522 – Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique. 7. – Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921) Tout ceci semble obscur et paradoxal. Pour le comprendre, on peut penser aux remarques de Kant, Husserl et Heidegger : l’être (au sens de l’existence) n’est pas un prédicat réel (Kant), l’être (au sens de l’essence : être tel ou tel) n’est pas un prédicat réel non plus (Husserl), l’être n’est rien d’étant (Heidegger). Expliquons. L’existence, remarque Kant, n’est pas une propriété qui s’ajoute aux choses : il n’y a aucune différence « qualitative » entre cent euros fictifs et cent euros existants : l’idée est la même. L’existence n’est pas une propriété au même titre que la couleur ou la forme, qui viendrait s’ajouter aux autres propriétés de la chose. Mais, dit Husserl, ces remarques s’appliquent au mot « être » dans son autre usage, qui consiste à dire par exemple « le ciel est bleu » (et non plus : « le ciel est », c’est-à-dire existe). En effet, quand je dis que le ciel est bleu, je vois le ciel, je vois la couleur bleue, mais je ne vois pas, à côté, comme une troisième entité, l’être-bleu du ciel. Cet être, donc, est invisible, c’est une synthèse logique que réalise mon esprit. Heidegger en vient ainsi à distinguer l’être et l’étant. L’étant, c’est toute chose qui est, par exemple le ciel, ou un nombre, ou un homme. L’être, c’est sa manière d’être, qui n’est pas la même pour ces différentes choses. Et précisément l’être n’est rien d’étant : l’être n’apparaît pas au même titre qu’un étant. Reprenons l’exemple du ciel. Quand je dis « le ciel est bleu », je sépare, dans mon esprit, le ciel de sa couleur, grâce à mon imagination qui me permet de l’imaginer noir ou blanc. C’est parce que j’ai su analyser ma sensation en distinguant ces deux composantes que je peux ensuite les réunir dans la proposition « le ciel est bleu » : je constate que les deux propriétés coïncident. C’est ce qu’exprimait Aristote quand il disait que la pensée consiste en une analyse et une synthèse simultanées. Heidegger appelle ce double mouvement la projection ou la configuration d’un monde, ou encore la différence ontologique : c’est par cet acte de pensée que l’homme (le Dasein) distingue l’être de l’étant. Dernier parallèle pour comprendre l’affirmation de Wittgenstein : l’analyse de l’acte intentionnel. L’acte intentionnel, par lequel la conscience vise un objet, n’est rien d’autre que

l’acte de la pensée elle-même. Or on distingue classiquement, dans cet acte (par exemple une perception, ou un désir, etc.), l’objet intentionnel (ex : une femme) et le mode de visée (ex : le désir, ou la crainte, ou la perception, etc.). Donc dans tout acte de pensée, il y a une chose qui apparaît « frontalement », et une chose qui ne peut apparaître que « dans le coin de l’œil », qui est la manière dont ce qui apparaît se montre. On peut enfin voir dans tout cela un rapport au sujet transcendantal, qui, selon Kant, ne peut pas être connu car il est ce qui connaît. Wittgenstein reprend explicitement cette idée : « Le sujet n’est pas une partie, mais seulement une limite du monde. »16 Or, comme le remarque Sartre dans La Transcendance de l’ego, l’ego (c’est-à-dire le sujet), tout comme le mode intentionnel de visée, apparaît « dans le coin de mon œil » : il n’est jamais donné en tant que tel : si je me tourne vers lui, il s’estompe. Remarquons toutefois que Heidegger, même s’il affirme que « l’être n’est rien d’étant », reconnaît toutefois que l’être peut, à son tour, faire l’objet d’un discours, d’une pensée, donc devenir un étant. Mais à ce moment, il n’est plus véritablement « être », c’est-à-dire qu’il apparaît un nouvel être qui est l’être de cet être devenu étant. C’est clair ? Autrement dit : je peux penser à une chose ; puis penser à la manière dont je pense à cette chose ; mais à ce moment je ne pense plus de cette manière, je pense d’une nouvelle manière. C’est aussi ce que remarque Sartre dans L’Être et le néant17 : Je puis dépasser cette chaise vers son être et poser la question de l’être-chaise. Mais, à cet instant, je détourne les yeux de la tablephénomène pour fixer l’être-phénomène, qui n’est plus la condition de tout dévoilement mais qui est lui-même un dévoilé, une apparition et qui, comme telle, a à son tour besoin d’un être sur le fondement duquel il puisse se dévoiler. Voilà sans doute une conclusion assez claire : le langage, l’être, le Je, le sujet, peuvent apparaître comme objets de pensée ; mais alors ils n’apparaissent plus comme tels, mais à titre d’objets. Ce qui est en jeu est peut-être simplement la distinction entre vivre et connaître. Le vécu n’est jamais connu en tant que tel ; il ne peut être que vécu, et ce qui est connu (donc communicable par le langage) est abstrait et ne peut pas être vécu… Mais c’est une manière de naturaliser la distinction (c’est-à-dire de la réduire à un phénomène psychologique), alors qu’on peut tenter de la penser au niveau abstrait, et défendre l’idée d’un mystique logique, d’un indicible autre que le simple vécu… Distinction Auteur Thèse inconditionné indicible conditionné dicible (ou invisible, etc.) (ou visible, etc.) De même que le soleil est ce le soleil, choses visibles Platon qui rend les choses visibles, condition de la visibilité l’idée de Bien est ce qui rend l’idée de Bien, choses intelligibles les idées intelligibles. condition de l’intelligibilité L’être (existence) n’est pas existence choses, propriétés Kant un prédicat réel. Ce qui connaît ne peut être sujet objet connu. L’être (essence) n’est pas un essence choses, propriétés prédicat réel. Husserl Idée d’intentionnalité. mode de visée objet intentionnel « noèse » « noème » conscience objets Heidegger L’être n’est rien d’étant. être étant Il n’y a pas de métalangage : « forme » : « matière » : le langage ne peut dire sa forme logique, choses, Wittgenste propre forme de forme de représentation faits (ou états de in représentation. choses) Le sujet n’est pas une partie sujet objets, faits mais une limite du monde. Toute conscience de quelque conscience (de) soi conscience de l’objet 16 17

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.632. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Introduction, II.

Sartre

chose est aussi, immédiatement, conscience (de) soi.

conscience non positionnelle d’ellemême

conscience positionnelle d’un objet

Terminons de façon poétique avec la formule de La Rochefoucauld : Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. Le soleil ne peut pas être regardé en face, parce qu’il est trop lumineux. La mort, parce qu’elle est trop obscure. Mais tous deux peuvent être observés, peut-être, de côté, par la manière dont ils se reflètent sur les choses. A un autre niveau, on peut remarquer, comme le fait Platon, que le soleil est la condition de la visibilité des choses ; c’est pourquoi il ne peut pas être vu. De même la mort, étant la condition de la vie, ne peut pas être elle-même vécue. De même le langage, étant la condition de possibilité de la parole et de la pensée, ne peut être lui-même « dit » ou « compris ». De même la force, étant la condition de possibilité de la loi, ne peut pas être elle-même régie par la loi (d’où l’artifice juridique de l’état d’exception), etc. On retrouve encore cette image dans L’Envers et l’endroit d’Albert Camus, qui affirme, contre tout ce que nous venons de montrer, que « Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort. » Annexe Résumé I. Le langage est-il le propre de l’homme ? A. Typologie des « signes » - indice, signal, symbole, signe B. L’arbitraire du signe - pas de lien entre le signifié (image acoustique, son) et le signifiant (image mentale de la chose, image, concept) C. La double articulation du langage - monèmes (unités signifiantes minimales) et phonèmes (unités sonores minimales) - contre-ex : cris des corbeaux ; code de la route ; chinois - origine : invention de l’alphabet à partir du rébus - intérêt : économie et innovation : 30 à 50 phonèmes donnent quelques milliers de monèmes qui donnent une infinité de pensées possibles D. Réaction et représentation 1. Le langage animal est un automatisme sensori-moteur - faculté de représentation ≠ fonction sensori-motrice - prendre une chose pour une autre ; utiliser un signe ; jouer à la poupée… - langage inné et langage acquis ; cf. perfectibilité de l’homme (Rousseau) 2. Le langage humain est représentatif et suppose la pensée - la faculté de langage repose sur la faculté de penser et la révèle (Descartes) - ex : machines, ordinateurs ; test de Turing II. Langage et pensée A. Peut-on penser sans langage ? 1. La pensée préexiste au langage - le langage exprime (sans la déformer) une pensée qui lui préexiste : idées, sentiments (Descartes) - les mots ne signifient pas par eux-mêmes, ils ne sont qu’un moyen de nous rappeler nos pensées (Hobbes) - critique : comment penser sans langage ? comment manipuler des idées générales et abstraites sans langage ? - ex. des enfants sauvages 2. Pensée et langage sont indissociables - penser = parler dans sa tête ; donc on utilise le langage pour penser - on a l’illusion de penser sans mots car on peut « voir » d’un coup, sans mots, une pensée que nous avons formée dans le langage (Merleau-Ponty)

- la langue découpe simultanément les sons, la pensée et le réel pour produire des concepts (Saussure) - chaque signe ne prend sens que par opposition aux autres : le sens d’un mot, c’est sa différence avec les autres mots : la langue est une structure au sens fort (Saussure) - conclusion : le schème conceptuel dépend de la langue ; la pensée se fait toujours dans une langue, donc dans une culture donnée - ex : Inuits - critique : ce n’est pas la langue qui détermine la pensée mais la pensée qui détermine la langue 3. Perception, action et langage - la perception est une interface entre le réel et le langage, entre le continu du réel et le découpage des concepts - l’action aussi relève du préconceptuel : elle précède souvent la pensée verbale - de même on pense parfois avant de trouver les mots - notion d’arrière-plan : on ne peut dissocier la pensée de l’action et de la perception - il n’y a pas de signification idéale (Wittgenstein, Quine) B. Le langage : aboutissement ou corruption de la pensée ? 1. Le langage est l’aboutissement de la pensée - le langage permet de manipuler des idées générales, abstraites (ex : justice) (Rousseau) - l’intuition est obscure, confuse ; nous n’avons de véritables pensées que lorsque nous les exprimons par le langage (Hegel) - le langage fait surgir une réalité invisible, uniquement intelligible : une fleur « absente de tous bouquets » (Mallarmé) 2. Le langage corrompt la pensée (Nietzsche, Sartre) - comme tout moyen, le langage corrompt, abstrait, déforme la pensée (Schopenhauer) a. La primauté de l’intuitif sur le discursif - l’intuitif est le début et la fin de toute pensée, le discursif n’a de sens que par rapport à lui (Schopenhauer) b. Les concepts de la langue déforment la pensée originale - le langage impose la pensée à entrer dans ses formes fixes (les mots et les concepts) : il appauvrit les nuances infinies de la sensation et de la pensée primitive (Schopenhauer, Nietzsche) - ex : les mots « amour », « plaisir », « beauté », regroupent des réalités extrêmement diverses - les mots s’interposent entre le réel et nous, imposent une vision des choses (D. H. Lawrence) - les mots « boivent notre pensée » (Sartre) c. Le langage suggère une métaphysique (Nietzsche) - le langage, la grammaire, supposent une certaine interprétation du monde (Nietzsche) - ex : la structure sujet-verbe suppose qu’il existe des choses qui agissent, voire qui agissent librement : trois interprétations que Nietzsche conteste - ainsi la philosophie consiste en un combat contre le langage : penser contre le préjugé du langage (Nietzsche, Frege, Wittgenstein) III. Y a-t-il un pouvoir du langage ? - quelques exemples : français et anglais ; mythe de la tour de Babel A. Langage, société et pouvoir politique - sophistes : le langage est un instrument de pouvoir et de domination - la fonction symbolique, traditionnellement réservée au chef (Clastres), devient accessible à tous avec l’isegoria grecque - persuader et convaincre (ex : le Corbeau et le renard) B. Jeux de langage et formes de vie (Wittgenstein) - il existe une multitude de jeux de langage (dire la vérité n’est qu’un jeu possible) - chaque jeu de langage repose sur une « forme de vie » spécifique - ex : jouer aux devinettes, lire, réciter, demander, remercier, saluer, prier, raconter, décrire, etc. C. Quand dire, c’est faire - énoncés performatifs (Austin) - ex : « je vous déclare mari et femme » - acte locutoire, illocutoire, perlocutoire (Austin)

- typologie de Searle : assertifs, directifs, engageants, déclaratifs, expressifs Conclusion : le mystique comme indicible - l’essentiel ne peut être dit (Platon) - le langage ne peut que montrer (et non dire) sa forme de représentation (Wittgenstein) - l’être n’est rien d’étant (Heidegger), le mode de visée n’apparaît pas lui-même à titre d’objet - le sujet ne peut lui-même être connu (Kant, Wittgenstein) - Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. (La Rochefoucauld)

Eléments de linguistique saussurienne Ferdinand de Saussure est un linguiste suisse qui a fondé, au début du XX 4e siècle, la linguistique structurale, qui est elle-même en grande partie à l’origine du structuralisme, vaste courant de pensée qui a éclôt en France dans les années 1960 avec Lévi-Strauss, Foucault, Roland Barthes, etc. Voici quelques éléments de sa linguistique. Il faut distinguer trois choses : (1) le langage : la faculté de parler, d’utiliser une langue ; (2) la langue : telle ou telle langue constituée, par exemple le français ou l’anglais ; (3) la parole : tel ou tel usage ponctuel d’une langue particulière. L’objet de la linguistique est la langue. Le signe n’est pas l’association d’un mot et d’une chose mais d’une image acoustique (signifiant) et d’un concept (signifié). La langue découpe simultanément dans la masse amorphe des sons et dans la masse amorphe des pensées. C’est ainsi qu’elle produit un signe. Par exemple en isolant le son [chat] des sons voisins et en distinguant l’animal correspondant des animaux semblables. Le lien entre signifiant et signifié est donc arbitraire. C’est le jeu des rapports entre les signifiés et entre les signifiants qui fait la langue. Le sens d’un mot, c’est sa différence avec les autres mots. Par exemple le sens du mot « mouton » est déterminé par sa différence avec les autres mots. L’anglais sheep n’a pas le même sens car en anglais il existe aussi le mot mutton qui désigne la pièce de viande apprêtée et servie à table. Autres idées - Le langage produit la pensée : la pensée se fait dans la bouche. « L’occasion, la compagnie, le branle même de ma voix tire plus de mon esprit que je n’y trouve lorsque je le sonde et emploie à part moi. » (Montaigne, I, X) - Les problèmes philosophiques sont des problèmes de langage. (Wittgenstein) - Kundera souligne le fait que le sens des mots varie en fonction de l’expérience, des désirs, des préoccupations, bref en fonction du monde de chacun. Chacun dispose d’un lexique personnel. Ces variations sont à la source de malentendus plus ou moins importants. (Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être) - Projet de langue idéale : - Langue logique pure. (Leibniz a eu l’idée le premier. Frege a poursuivi cette idée, fondant la logique moderne.) Les mathématiques aussi constituent un langage pur – Galilée disait déjà que la nature est un livre écrit en langage mathématique. - Espéranto : à la fin du XIXe siècle, des utopistes ont créé cette langue, qui se voulait la langue universelle des échanges, afin de faciliter la communication et l’amitié entre les peuples sans imposer l’hégémonie d’une culture particulière. Mais cette tentative à échoué. - Dans l’analyse de la communication, une idée importante est celle de feedback, ou rétroaction, action en retour. Par exemple, quand celui qui parle atténue ou modifie son propos en voyant son interlocuteur hausser les sourcils, c’est une forme de feedback. De même, la qualité du cours d’un professeur de philosophie dépend étroitement de l’attention que lui accordent ses élèves ! - Un autre exemple du pouvoir des mots : la cure psychanalytique et shamanistique. « Maintenant nous allons donc savoir ce que l’analyse entreprend avec le patient à qui le médecin n’a pu être d’aucun secours. » Il ne se passe rien d’autre que ceci : ils parlent ensemble. L’analyste n’utilise aucun instrument, pas même pour l’examen, il ne prescrit pas davantage de médicaments. Pour peu que ce soit possible, il laisse même le malade en traitement dans son milieu et sa situation. Ce n’est évidemment pas

une condition absolue et même ce n’est pas toujours réalisable. L’analyste convoque le patient à une certaine heure de la journée, le laisse parler, l’entend, puis lui parle et le laisse écouter. Le visage de notre interlocuteur impartial exprime maintenant un soulagement et une détente indéniables, mais traduit tout aussi nettement un certain dédain. C’est comme s’il pensait : rien que cela ? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet. Sans doute, le discours ironique de Méphistophélès, qui veut prouver combien il est facile de se payer de mots, lui traverse-t-il également l’esprit – ces vers que nul Allemand n’oubliera jamais. Il dit aussi : « C’est donc une sorte de magie, vous soufflez sur les souffrances et elles s’envolent. » Très juste, ce serait de la magie si cela agissait plus vite. Le charme a pour condition essentielle la rapidité, on aimerait dire : la soudaineté du succès. Mais les traitements analytiques réclament des mois, voire des années ; un charme aussi lent perd le caractère du merveilleux. Nous ne voulons d’ailleurs pas mépriser la Parole. N’est-ce pas un instrument puissant, le moyen par lequel nous nous révélons les uns aux autres nos sentiments, la voie par laquelle nous prenons de l’influence sur l’autre ? Des paroles peuvent faire un bien indicible et causer de terribles blessures. Assurément, tout au commencement était l’action, la parole vint plus tard ; ce fut sous maints rapports un progrès culturel quand l’action se modéra et se fit parole. Mais la parole était à l’origine un charme, un acte magique, et elle a conservé encore beaucoup de son ancienne force. Sigmund Freud, La Question de l’analyse profane (1926) Exemples - Le terrorisme conceptuel illustre le pouvoir caché des mots et des concepts. Cela consiste à dissimuler des idées par l’emploi et la déformation de certains concepts. C’est particulièrement clair en philosophie, quand un penseur défend un certain usage, par exemple, du mot « liberté » : bien souvent il cherche par là à mettre en valeur tel ou tel mode d’être en le couronnant de ce mot illustre, qui lui transmet son éclat (cf. ce que dit Valéry du concept de liberté dans le cours sur cette notion). Mais on trouverait toutes sortes d’exemples : de la croissance économique et la mesure du PIB au concept de résistant en passant le réel, chaque concept est potentiellement l’enjeu d’une lutte de pouvoir. - Parfois la fonction du langage est neutralisée, et c’est alors que le langage lui-même apparaît. C’est notamment le cas dans la poésie ; mais aussi quand on répète un mot jusqu’à ce qu’il devienne un pur son dénué de sens, et qui nous apparaît soudain dans toute son étrangeté. A l’inverse, quand le langage est efficace on ne le perçoit pas, on l’oublie, il se fait transparent. - Mythe de la tour de Babel. Dieu a « confondu » le langage originel, il l’a séparé en de multiples dialectes, afin de mettre fin à l’unité des hommes et à la puissance excessive qui en découlait. - Histoire du cheval Hans : ce cheval « surdoué » résolvait des calculs mathématiques simples en frappant avec son sabot un nombre de coups égal au résultat demandé. En réalité, il décelait sur le comportement de son interrogateur (léger hochement de tête, etc.), même si celui-ci était parfaitement de bonne foi et n’avait aucune intention de l’influencer, le moment de s’arrêter. Citations - « Parler d’amour, c’est faire l’amour. » (Balzac, Physiologie du mariage) - « Elle s’irritait contre cette manie de tout mettre en mots. Les violettes étaient les paupières de Junon et les anémones des épouses inviolées. Comme elle détestait les mots qui se mettaient toujours entre elle et la vie : c’étaient eux les violateurs, ces mots tout faits qui suçaient la sève des choses vivantes. » (D. H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, chap. VIII) - « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » (Mallarmé)

- « la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscurs ici, là clair » (Mallarmé) - « L’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. » (Hegel) - « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » (Nicolas Boileau, L’art poétique, chant I) - Au commencement était le Verbe18… selon la Bible en tout cas. Voyez comment Goethe réinterprète ces mots, en annonçant par avance la philosophie analytique du XXe siècle qui enracine toute pensée et toute parole dans l’action : FAUST : Il est écrit : Au commencement était le Verbe ! Voici déjà que j’achoppe ! Qui m’aidera à poursuivre ? Je ne puis à aucun prix estimer si haut le Verbe. Il faut le traduire autrement, s’il est vrai que l’Esprit m’éclaire. Il est écrit : Au commencement était la Pensée. Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas ! Est-ce la Pensée qui opère et produit tout ? Il faudrait mettre : Au commencement était la Force. Mais au moment même où je note ceci, quelque chose m’incite à ne pas en rester là. L’Esprit me secourt ! Tout à coup, je vois que faire et j’écris d’une main assurée : Au commencement était l’Acte. Johann Goethe, Faust, Cabinet d’étude (trad. Amsler) Sujets de dissertation Le langage n’est-il qu’un instrument de communication ? Le langage sert-il à exprimer la réalité ? Le langage est-il un instrument ? Le langage a-t-il la même valeur pour le poète, le savant et le philosophe ? Quel usage le poète fait-il du langage ? La discussion n’a-t-elle pour but que l’accord avec autrui ? Suffit-il d’apprendre à bien parler pour bien penser ? La pensée peut-elle se passer du langage ? Peut-on penser sans langage ? Parle-t-on comme on pense ou pense-t-on comme on parle ? Pourquoi la philosophie juge-t-elle primordial de réfléchir sur le langage ? Peut-on dire que les mots nous apprennent notre propre pensée ? L’acquisition du langage permet-elle de former sa pensée ? Le langage est-il un obstacle à la connaissance ? En quoi peut-on dire que parler est le propre de l’homme ? Les phrases ont un sens : d’où leur vient-il ? Que pensez-vous de cette opinion de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » ? Sait-on toujours bien ce que l’on dit ? Le sens de ce que l’on dit se réduit-il à ce que l’on veut dire ? En quel sens peut-on dire que nos paroles dépassent notre pensée ? Le langage permet-il aux hommes de se comprendre ? Les règles du langage sont-elles un obstacle à la communication ? Le sous-entendu. Communiquer et informer, est-ce la même chose ? Le langage est-il ce qui nous rapproche ou ce qui nous sépare ? Par le langage, peut-on agir sur la réalité ? Les mots peuvent-ils agir ? Y a-t-il un langage du corps ? A quoi tient le pouvoir des mots ? La parole est-elle un pouvoir ? En quel sens peut-on dire que la parole et un pouvoir ?

Fonction du langage

Langage et pensée

Sens et interprétation Langage et communication

Langage et société Langage et action

Langage

Ainsi s’ouvre l’évangile selon Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » Le mot « verbe » (ou « parole ») traduit le grec logos. 18

Le langage est-il un instrument de domination ? Le fait de parler la même langue institue-t-il entre les hommes des liens privilégiés ? Dans quelle mesure le langage est-il un instrument de maîtrise ou de domination ? Recourir au langage, est-ce renoncer à la violence ? Sommes-nous réduits à subir le pouvoir d’une langue ? Une langue bien faite mettrait-elle fin à toute discussion ? Un langage rigoureux est-il possible ? Le langage mathématique est-il encore un langage ? L’expression « langage mathématique » a-t-elle un sens rigoureux ? La science apporte-t-elle à l’homme l’espoir de constituer un langage artificiel ? Pour penser rigoureusement, faut-il renoncer au langage courant ? Toute querelle de mots est-elle futile ? Le langage parvient-il à tout exprimer ? Puis-je exprimer pleinement mon individualité ? Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ? Les mots nous éloignent-ils des choses ? Les acquis de l’expérience sont-ils communicables ? Peut-on parler de ce qui n’existe pas ? Faut-il regretter que la langue soit équivoque ? L’ambiguïté des mots peut-elle être heureuse ? Expliquer une langue, est-ce comprendre le langage ? Pouvons-nous vraiment dire n’importe quoi n’importe comment ? Le silence ne dit-il rien ? En quel sens peut-on dire que nos paroles nous trahissent ? Pourquoi avoir peur des mots ? Que signifie l’expression « les mots me manquent pour le dire » ? Quelles sont les différentes sortes de difficultés que nous pouvons rencontrer dans le dialogue ? Quelles en sont les causes selon vous ? Héritage des mots, héritage d’idées. Qu’est-ce qu’apprendre à lire ? L’homme peut-il être maître de son langage ? Le silence signifie-t-il toujours l’échec du langage ? Qu’est-ce que s’exprimer ? Que veut-on dire lorsqu’on dit d’un animal qu’il ne lui manque que la parole ?

et pouvoir

La langue idéale

Langage, réel et vérité L’ambiguïté

Etc.

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