Le spectateur du politique. Éléments pour une recherche sur le

January 9, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Spectacle vivant, Théâtre
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Le spectateur du politique. Éléments pour une recherche sur le spectateur de théâtre et sa citoyenneté Klaas Tindemans Deux spectacles récents jettent, d’une manière bien distincte, un regard particulier sur l’engagement du public dans sa qualité citoyenne. 100% Bruxelles est une production du collectif suisse-allemand Rimini Protokoll. Ses membres créent une forme de théâtre documentaire dans lequel des thèmes et des phénomènes contemporains sont présentés par des « experts du quotidien. » 1 Il peut s’agir d’une relecture du Capital de Karl Marx par un économiste de l’ancienne RDA actuellement au chômage, par un ex-maoïste qui gagne maintenant bien sa vie en introduisant des investisseurs dans la bureaucratie chinoise, ou par un escroc condamné pour avoir organisé une vente pyramidale2. Ou d’une série de témoignages de muezzins du Caire sur leur métier3. Ou même d’un achat collectif d’actions de l’entreprise Daimler-Benz afin de les distribuer aux spectateurs de théâtre qui veulent observer l’assemblée annuelle comme un évènement théâtral 4 . 100% Bruxelles est la version bruxelloise d’une formule déjà appliquée aux villes de Berlin, Vienne, Athènes, Vancouver, Paris – tout récemment – et plein d’autres5. D’autres versions sont prévues pour Darwin, Philadelphie et Amsterdam. La formule est née à l’occasion du centenaire du Hebbel Theater à Berlin, où Rimini Protokoll occupe un bureau permanent. La recherche du 100% commence chaque fois avec une visite au service de statistique de la région urbaine concernée. Les créateurs et les fonctionnaires fixent ensemble quelques paramètres démographiques, parmi lesquels l’espérance de vie, la la répartition de la population selon leur origine nationale, la connaissance linguistique, les langues parlées à la maison, le degré d’activité professionnelle, le revenus annuel disponible. De cette façon on détermine un échantillon représentatif de cent personnes habitant dans la ville, Bruxelles le cas échéant. Si on dispose d’une période de préparation bien longue , la première personne – dans le cas de Bruxelles, un fonctionnaire du service de statistiques – en cherche une deuxième et on continue jusqu’à ce que tous les profils soient trouvés. Mais dans la plupart des cas, cet enchaînement spontané s’arrête – dû aux délais trop strictes – et les producteurs sont alors obligés d’organiser un casting. À Bruxelles, on a encore ajouté quatre personnes sans papiers – absentes dans les statistiques, évidemment. Le soir du spectacle, ces 104 personnes se présentent, toutes munies d’un objet qui leur est cher : un vêtement, un livre, un souvenir intime, etc. La première partie de la représentation est une sorte de preuve de la représentativité du groupe. Les gens se divisent selon les caractéristiques prioritaires pour les statistiques : nationalité, emploi, âge. Parfois ce calcul est interrompu par des histoires très personnelles, mais cela ne fait que colorer ce traité visuel de géographie sociale. Il n’y a aucun drame qui s’annonce, mais en même temps des mécanismes d’identification se manifestent. Les gens murmurent, les spectateurs se demandent, à voix basse, 1

Dreysse, Miriam, et Florian Malzacher (réd.), Experten des Alltags. Rimini Protokoll, Berlin, Alexander Verlag, 2007. 2 Karl Marx: Das Kapital, erster Band (2006). 3 Radio Muezzin, 2008. 4 Hauptversammlung, 2009. 5 Kunstenfestivaldesarts / 100% Bruxelles. 2014. http://kfdarc.live.statik.be/fr/archive/100-brussels (accès le 08 26, 2014). Rimini Protokoll / 100% Bruxelles. 2014. http://www.rimini-protokoll.de/website/de/project_6368.html (accès le 08 26, 2014). De Vos, Esther (réd.), 100% Brussels / Rimini Protokoll, Bruxelles, Kunstenfestivaldesarts, 2014 (livret programme).

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quel Bruxellois sur scène les représenterait le mieux. Puis un ensemble musical entre sur scène, et les 104 acteurs reprennent leur liberté. À partir d’ici, ils ne doivent plus correspondre aux positions statistiques, ils expriment leurs opinions et leurs sentiments personnels – avec toutes les hésitations et les hypocrisies qui ne sont que trop humaines. Le spectacle se transforme en bal populaire, en sourdine, parce que tous les interprètes sont bien conscients de la vulnérabilité avec laquelle ils se sont livrés. Et c’est effectivement cette vulnérabilité intime, dans les idées, dans les expériences et dans les sensibilités, qui rend cette production réellement théâtrale. C’est ici que le public est invité à se poser des questions sur sa propre insertion dans une société urbaine très fragmentée. L’illusion de convivialité qui est forcément communiquée par cet ensemble, aussi statistique qu’il soit, se montre bien fragile, et cette impression demeure dans la salle. Un peu L’amertume et la mélancolie laissent subtilement leurs traces. Je me souviens de deux hommes qui témoignaient qu’ils avaient grandi sans leur mère, un Bruxellois de souche, entre deux âges, et un jeune refugié afghan. Le public est engagé d’une toute autre manière dans Numax Fagor Plus de l’artiste catalan Roger Bernat6. Bernat crée des environnements interactifs, en immergeant, par des mécanismes techniques, son audience dans une fiction, ou dans une reconstitution documentaire selon le cas. Il marche là sur un terrain bien dangereux entre manipulation et association volontaire, en confrontant ses spectateurs à leur liberté relative. Le discours de Numax Fagor Plus est basé sur l’expérience autogestionnaire de Numax, une usine d’électroménager qui a fait faillite en 1979. Cette expérience a été documentée par un cinéaste, et Roger Bernat voulait en faire un reenactment, une reconstitution d’un épisode légendaire du syndicalisme espagnol, peu de temps après la mort du caudillo Franco. Fin 2013, une autre usine d’électroménager, Fagor, faisait aussi faillite, en raison de la crise financière. Fagor fait partie du groupe coopératif basque Mondragon, parfois considéré comme alternative exemplaire au capitalisme actionnaire. Bernat organisa et enregistra ce reenactment de Numax par des travailleurs licenciés de Fagor, ainsi qu’une deuxième reconstitution par les anciens travailleurs de Numax eux-mêmes, trentecinq ans après les évènements. Dans la production, quelques extraits de ces trois enregistrements – le reportage historique de Numax, puis les deux reconstitutions – sont montrés, mais le public, assis en cercle autour de deux écrans vidéo, est invité à participer à la quatrième couche de l’histoire de Numax. Une actrice commence à lire le texte d’une des travailleuses de Numax, et progressivement les spectateurs sont invités à lire les autres rôles. Finalement, l’actrice « officielle » transmet même son rôle d’animatrice à un membre du public. Au niveau du discours, on est témoin d’une double transformation. D’abord, la clarté de la lutte des classes qui régnait chez Numax en 1979 est diluée dans les reconstitutions : les dialogues ne sont pas simplement répétés, ils sont mélangés avec des commentaires contemporains qui indiquent bien, par exemple, les différences pratiques et fondamentales entre autogestion et coopératisme. Cette transformation idéologique, qui se montre dans l’absence de ce qu’on pourrait appeler une « dogmatique référentielle »7 dans le cas Fagor, est redoublée par une transformation chez les spectateurs. Ceux qui participent réalisent que les phrases qu’ils

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Kunstenfestivaldesarts / Numax Fagor Plus. 2014. http://kfdarc.live.statik.be/fr/archive/numax-fagor-plus (accès le 08 26, 2014). Roger Bernat / Numax Fagor Plus. 2014. http://rogerbernat.info/en/shows/numax-fagor-plus/ (accès le 08 26, 2014). Numax-Fagor-Plus / Roger Bernat/FFF. Bruxelles: Kunstenfestivaldesarts, 2014 (livret programme). 7 « Dogmatique » signifie ici un ensemble et un programme de principes, de « lois » logiquement supérieures, permettant d’interpréter des questions particulières – surtout les questions juridiques (voir Herberger, Maximilian, Dogmatik. Zur Geschichte von Begriff und Methode in Medizin und Jurisprudenz, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1981, p.4-5). Ici, ce programme de principes serait surtout politique, même idéologique.

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prononcent étaient, en 1979, des « actes de langage » (speech acts8) dans un sens très réel : par leur paroles, les travailleurs se constituaient en autogestionnaires. Les spectateurs se voient responsabilisés d’une façon analogue : le déroulement même de la performance et sa spécificité dépendent de leurs efforts, ils gèrent le spectacle. Certains spectateurs remarquent, après cette expérience, que la dramaturgie – que Bernat appelle une « mise-en-abîme » –, que cette glissade des idéologies sous-jacentes, leur a échappée complètement : ils devaient faire un boulot trop stressant. Ces deux productions sont, évidemment d’une manière très différente, exemplaires pour la tendance, dans le théâtre contemporain, de « re-politiser », d’une façon assez explicite, le rapport entre spectateur et évènement scénique9. Cette tendance, dans sa version moderniste, est née, on le sait, dans les courants d’avant-garde signés Meyerhold et Artaud et dans le performance art10, mais elle est en réalité liée à l’histoire même du théâtre occidental, à partir de la tragédie attique. La tragédie était intégrée dans la vie de la communauté politique d’Athènes ; l’expérience du spectateur faisait partie de sa constitution subjective comme citoyen de la cité, malgré l’ambiguïté profonde des figures théâtrales qui n’arrivaient précisément pas à se constituer comme sujets politiques11. Mais dans un passé plus récent, la théâtralité, aussi bien dans le sens strict – le monde des spectacles – que dans le sens large – une qualité du domaine public – est une donnée centrale dans le développement de la société moderne et bourgeoise. Et elle continue de l’être au vingtième siècle et après. On pourrait dire – ce n’est qu’une supposition – que le postmodernisme dans l’art théâtral a obscurci l’aspect politique qui est toujours présent dans le rapport entre spectateur et spectacle. Évidemment, la confirmation tacite du statuquo « bourgeois » dans le théâtre de divertissement n’est qu’un écho faible de l’enjeu politique qui caractérisait des formes théâtrales historiques : je reviens sur ce développement. Pour ce surplus de dépolitisation, je me réfère ici à la thèse de Fredric Jameson, qui considère la culture postmoderniste comme l’expression d’un capitalisme post-industriel12. La fragmentation du sens serait, dans cette hypothèse, le reflet de l’implosion des structures de classe – pour longtemps la stratification dominante de la société occidentale. La question qui se pose ici est donc la suivante : dans quelle mesure une redéfinition politique du rapport scènespectateur – une opération qui peut être dramaturgique, spatiale ou autre –, dans quelle mesure alors ajoute-t-elle un élément significatif aux rapports de théâtralité entre le discours politique et la pratique théâtrale concrète ? Je me limite, dans ces réflexions provisoires à l’ère dite « bourgeoise », à partir du dix-huitième siècle. Pour Richard Sennett, la distinction entre le rôle public et le rôle privé d’un individu gagne une importance significative dans les sociétés urbaines et anonymes qui se constituent au dixhuitième siècle 13 . Des changements socio-économiques profonds sont à la base d’une croissance énorme des centres métropolitains comme Londres et Paris, et ces changements 8

Searle, John R., Speech acts. An essay in the philosophy of language, Cambridge, Cambridge University Press,1969, p. 16-19. 9 Pour ne citer que deux textes théoriques récents : Neveux, Olivier, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013 et Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre. Court traité philosophique, Paris, PUF, 2014. 10 Crombez, Thomas, Het antitheater van Antonin Artaud. Een onderzoek naar de veralgemeende artistieke transgressie, toegepast op het werk van Romeo Castellucci en de Socìetas Raffaello Sanzio, Gent, Academia Press, 2008, p. 14-38. Même s’il est difficile de qualifier Artaud comme artiste politique, la transgression généralisée qu’il inspire est proche d’un agonisme politique comme décrit par, entre autres, Chantal Mouffe (Mouffe, Chantal, Agonistics. Thinking the World Politically, London/New York, Verso, 2013, p.5-9). Ceci dit, il est bien sûr difficile d’inclure l’esthétique d’Artaud dans un discours démocratique (voir Jannarone, Kimberly, Artaud and His Doubles, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2010). 11 Lehmann, Hans-Thies, Theater und Mythos. Die Konstitution des Subjekts im Diskurs der antiken Tragödie, Stuttgart, J.B. Metzler, 1991, p. 127-145. 12 Jameson, Fredric, “Postmodernism or the cultural logic of late capitalism”, New Left Review, 145, p. 59-92. 13 Sennett, Richard, The fall of public man, London, Penguin, 1977, p. 89-106.

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auront un impact plus que considérable sur le comportement quotidien. Dans ces environnements urbains, les distinctions sociales ne sont plus discernables à première vue ; le domaine public est désormais unifié. Tout le monde est devenu un étranger pour tout le monde, et les apparences comptent alors effectivement pour définir le statut social. Ces statuts sociaux sont eux-mêmes devenus instables dans une société qui devient de plus en plus méritocratique. Le spectacle sociétal n’est donc pas exhibitionniste, mais il est né des nouvelles contraintes de la sociabilité. Sennett constate que le theatrum mundi n’est plus une métaphore, mais une réalité dans ces nouvelles villes. Dans le théâtre, la notion d’un public est définie, mais en plus, ce sont les codes de confiance – codes of belief – qui déterminent la crédibilité des personnages, sur scène mais également dans la vie quotidienne. Le corps et la parole du citoyen urbain ne symbolisent plus une réalité référentielle, qui existerait indépendamment de ces performances, mais ils créent désormais cette réalité même. Ce changement paradigmatique implique alors que les conventions, les règles qui règnent dans les théâtres sont considérées comme des instruments de discipline sociale dans un sens plus large. Cela explique par exemple la disparation des sièges sur scène – en 1759, à la Comédie-Française14. Cette opération s’inscrit d’abord dans l’effort – pendant tout le 18ième siècle – de discipliner les parterres des théâtres, une évolution qui se poursuivra dans l’installation des sièges fixées au parterre à la ComédieFrançaise, en 1782, contre le plaidoyer de Jean-François Marmontel pour une audience spontanée et chaotique15. Une discipline, garantie par la police, en est le résultat et cela prouve a contrario l’importance politique du maintien de l’ordre dans le microcosme théâtral, cette espace d’antagonismes exprimés à haute voix. En plus, cette démarche doit garantir une lisibilité accrue de l’illusion théâtrale. Les codes doivent être clairs, afin de pouvoir imiter la vie quotidienne. La théorie théâtrale de Diderot, formulée entre autres dans son Paradoxe sur le Comédien, consacre ces principes : c’est l’artificialité du signe qui lui rend son efficacité, aussi bien théâtrale que sociale17. Dans cette conception, on peut garantir l’itérabilité des signes sociaux, comme mis-en-forme sur scène. Dans cette même période, la distinction entre le domaine privé et le domaine public devient normative, comme réflexion de la distinction ontologique entre nature et culture. D’où l’expression de Sennett : « Le public est une création humaine, le privé est une condition humaine. »18 Cela impliquerait que les accidents de la vie familiale – comme l’existence d’enfants illégitimes – ne devraient d’aucune manière influencer la crédibilité de la vie publique – de l’homme politique, par exemple. Et là aussi Diderot reflète les faits sociaux, en définissant le métier de l’acteur comme indépendant de la vérité sentimentale sous-jacente –, une définition qui donne aux comédiens et à son audience le statut d’acteurs nettement publics19. On comprend alors bien que Jean-Jacques Rousseau condamne le théâtre comme pratique urbaine, dans une ville qui se prête trop facilement à feindre les valeurs et les vertus – parce que sa stratification même dépend de cette théâtralité – une théâtralité qui discipline en effet les antagonismes trop marqués.20 Sur l’histoire des « banquettes » sur scène: Mittman, Barbara G., Spectators on the Paris stage in the seventeenth and eighteenth centuries, Ann Arbor, UMI Research Press, 1984, p. 77-96, citée par Ravel, Jeffrey S., The contested parterre. Public theater and French political culture 1680-1791, Ithaca/London, Cornell University Press, 1999, p. 72. 15 Marmontel, Jean-François, Œuvres de Marmontel (tome quatrième, Ire partie), Paris, A. Belin, 1819, p.829833. Ce texte était publiée comme le lemme « Parterre » dans le supplément de l’Encyclopédie de Diderot en d’Alembert, en 1777. 17 Sennett, o.c., p. 110-115. 18 Sennett, o.c., p. 98. 19 Diderot, Denis, Paradoxe sur le comédien. Précédé des Entretiens sur le fils naturel, Paris, Flammarion, 1981, p. 128-135 20 Voir Rousseau, Jean-Jacques, Lettre à M. d’Alembert sur son article Genève, Paris, Flammarion,1967, et l’interprétation de cette anti-théâtralité chez Sennett, o.c., p. 115-122 et Wiles, David, Theatre and citizenship. The theory of a practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 110-147. 14

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L’étape suivante dans le développement urbain et donc aussi des rapports théâtraux, c’est l’industrialisation capitaliste. Ce mode de production va, du point de vue de la culture publique, essayer de fixer les rapports sociétaux et, notamment, de transformer l’expérience de diversité typiquement urbaine en société de consommation. L’apparition des grands magasins – libre entrée, prix fixes – devient le symbole de ce que Marx appelle le « fétichisme des marchandises » 21 . Mais comme les rapports sociaux sont disciplinés – aussi bien du côté bourgeois que du côté prolétaire –, la tension implicite mais dynamique entre domaine public et domaine privé ne peut plus rester arbitraire : cette évolution culmine, selon Sennett, dans la notion de « personnalité » qui va dorénavant dominer la position sociale de l’individu22. La personnalité, c’est le moment où la théâtralité devient une réalité et n’est plus perçue comme outil social. La personnalité, c’est le prisonnier des apparences et la victime des voyeurs. Ce n’est pas un hasard si les romans policiers, où les détectives dévoilent la « vraie » personne derrière les masques, deviennent populaires au dix-neuvième siècle. Les détectives sont des voyeurs au superlatif. Toutes ces transformations redéfinissent aussi le statut de la vraisemblance théâtrale. La scène du dix-neuvième siècle – prenons le mélodrame, par exemple – ne raconte plus la réalité urbaine, où la méfiance règne. Paradoxalement, le goût pour l’exactitude historique, chez Kean, chez la troupe de Meiningen, reflète justement le désir de vérité qui est frustré dans la vie quotidienne. L’artiste – le comédien, le musicien – est jugé selon les mêmes critères de personnalité, c’est-à-dire la conformité de son apparence à sa vie sentimentale intérieure. On est bien éloigné de Diderot.23 Avec le romantisme, le public investit dans une personnalité fantasmatique, qui obtient un sens quasi-politique. Quand les théâtres et les salles de concert installent des autorités – les chefs d’orchestre – qui incarnent cet idéal, les nouveaux codes de conduite du spectacle – notamment le silence absolu dans l’auditorium – sont plus que le reflet d’une hiérarchie sociale.24 Ces codes anticipent en même temps un siècle où le culte de la personnalité atteindra une nouvelle dimension, même sans tenir compte du totalitarisme sécularisé qui marquerait la première moitié du vingtième siècle. Le culte de la personnalité a des conséquences sociétales et politiques. Dans plusieurs mouvements populaires du dix-neuvième siècle, on constate que les conflits sont plutôt formulés en termes de crédibilité qu’en termes d’accomplissement. Dans le théâtre et sur la scène politique, dit Sennett, les acteurs essaient de distraire l’attention de la substance, du texte, de l’argument, au profit d’une personnalité partagée par la communauté qu’elle vise. La personnalité doit transformer ce que Ferdinand Tönnies appelle la Gesellschaft – « société » – en Gemeinschaft – « communauté », c’est-à-dire une société dotée d’une convivialité imaginaire aussi bien dans le passé que dans le présent. 25 Sennett élabore sur l’exemple du poète Alphonse de Lamartine, qui par sa personnalité « romantique », arrive à maîtriser l’énergie populaire dangereuse en 1848. Par sa performance pacifiante et disciplinante, il détache la révolution républicaine de sa substance idéologique et, en même temps, de l’antagonisme de la lutte des classes.26 Par ce surplus de personnalité, bien théâtralisé, une communauté politique devient une Gemeinschaft dans le sens spécifique de Tönnies. Mais le résultat pourrait être une dépolitisation, une disparition des substances idéologiques dans les luttes politiques – un phénomène qui n’a cessé de hanter aussi bien les politiciens que les politicologues, bien que pour des motifs inverses. La star absolue de cette logique au vingtième siècle est sans doute Ronald Reagan qui, avec une éducation rhétorique et un passé de comédien, devient l’incarnation du rêve « consumériste » dans le 21

Sennett, o.c., p. 130-149. Sennett, o.c., p. 150-174. 23 Sennett, o.c., p. 174-176. 24 Sennett, o.c., p. 195-212. 25 Tönnies, Ferdinand, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirischer Culturformen, Leipzig, Fues’s Verlag, 1887. 26 Sennett, o.c., p. 227-232 22

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General Electric Television Theater (1954-1962), où il présente, vivant avec sa famille dans une maison du futur, des programmes pour le grand public. Là, il développe la personnalité littéralement « électrifiante » qui le conduira à la Maison Blanche. Cette apparition télévisuelle a contribué énormément, plus que sa réputation d’acteur à Hollywood, à son succès politique. Dans le GE Television Theater, il introduit l’intimité familiale – ou plus précisément : une version fictionnelle de cette intimité – comme critère dominant du sens de communauté dans la nation américaine27. L’intimité personnelle est donc, assez paradoxalement, élevée au niveau de la collectivité, ce qui correspond, selon Sennett, au dogme conservateur de la diabolisation de l’intimité intérieure, l’intimité qui se défend contre sa « publicité »28. Considérons maintenant ce rapport entre théâtralité et domaine public d’un autre point de vue, celui du public en tant que tel. Jeffrey S. Ravel dit, dans son étude The Contested Parterre, sur le rapport entre la culture politique et les théâtres publics en France au dix-huitième siècle, que ces théâtres constituaient effectivement les lieux privilégiés du « rituel public » : performance de la cour, discussion sur les idées des Lumières, présence de la vie quotidienne. Il est alors évident qu’aussi bien la monarchie que les philosophes veulent discipliner ce domaine, symbolisé par l’anarchie du parterre. Ce parterre, comme locus politique, est particulièrement intéressant, puisqu’il n’y existe pas de distinction entre les riches et les pauvres. La « politisation » de l’audience du parterre et, en termes généraux, l’échec de la disciplinisation par la police, marqueront l’histoire du public théâtral du dix-huitième siècle. 29 Le parterre dramatise en effet la chute de l’Ancien Régime, et un contemporain remarque, bien pertinemment, que le parterre est comme la nation qui joue le prélude des États généraux.30 D’autres contemporains notent que les activités et les attitudes des spectateurs du parterre reflétaient effectivement l’identité et le caractère de la nation. En France, la Révolution marquera aussi bien l’émancipation des théâtres et des acteurs, que le déclin progressif de ce forum politique, du point de vue des spectateurs. Dorénavant, ce seront les théâtres eux-mêmes – avec la voix privilégiée de l’auteur dramatique – au lieu des censeurs, qui contrôleront le répertoire, et ce seront également eux qui vont discipliner l’auditorium. Au dix-neuvième siècle, les rapports entre scène et salle, entre représentation et spectateurs, sont définis de plus en plus comme des rapports contractuels : l’audience perd alors son statut de communauté, et d’abord de communauté politique. Dans une étude historique des publics américains, on observe que l’audience du théâtre est approchée, aussi bien dans la littérature moralisante que dans la pratique disciplinante, comme symbole de la responsabilité politique et civique31. Autrement dit, si une jeune démocratie demande à ses sujets de se comporter d’une façon rationnelle en tant que citoyen, les autorités morales et policières se fixent sur les codes de conduite dans les salles de spectacle. Cette tendance va encore augmenter dans le sillage de la popularité scientifique de Psychologie des foules, le livre de Gustave Le Bon32, qui exprime la crainte par la bourgeoisie d’une société dominée par le caprice violent des foules – chimère terrifiante des masses anonymes. Il s’agit alors de transformer ces foules potentielles en audiences responsables, une opération qui est calquée sur les transformations dans le théâtre bourgeois qui se distancie de plus en plus explicitement du théâtre de la foire, du théâtre populaire 33. Le 27

Raphael, Timothy, The President Electric. Ronald Reagan and the politics of performance, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2009, p. 153-194. 28 Sennett, o.c., p. 337-340. 29 Ravel, o.c., p. 191-224. 30 Ravel, o.c., p. 188. Il se refère à Jacques-Henri Meister, secrétaire du diplomate bavarois (et ami de Diderot) Frédéric-Melchior. Meister note la remarque d’un voisin dans le théâtre, dans la Correspondance littéraire de Grimm, dont il était rédacteur. 31 Butsch, Richard, The citizen audience. Crowds, publics, and individuals, London/New York, Routledge, 2008, p. 23-39. 32 Le Bon, Gustave, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2013. 33 Butsch, o.c., p. 61-79.

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théâtre du dix-neuvième siècle est donc, tout en contraste avec le parterre que Jeffrey Ravel a décrit, un théâtre qui reflète, en théorie et en pratique, la nouvelle stratification, la société des classes. On pourrait évidemment, au moins pour éviter la simplification, discuter des priorités : est-ce que le théâtre s’adapte simplement aux lois historiques des divisions sociétales, où estce le théâtre qui servira comme laboratoire pour la culture qui concorde avec ces divisions ? Ni Sennett ni Butsch ne donnent une réponse pertinente. Cela n’empêche pas qu’un phénomène comme le « contractualisme » de la relation individuelle entre spectateur et spectacle sape le sens de communauté virtuelle – le théâtre comme lieu qui déclenche l’action politique – qui jadis y régnait. Et que cette évolution reflète bien, sur un niveau plus général, la tendance des sociétés libérales contemporaines de considérer la démocratie responsable et le marché libre comme conditions réciproques- une logique bien chère à l’industrialisation capitaliste. Au niveau du rapport entre autorité et citoyen, cette rélation devient lui-même contractuel, le citoyen-consommateur demande un bon rapport qualité-prix (value for money) : le client des entreprises théâtrales – le spectateur – symbolise bien cette évolution. Le cadre historique esquissé ci-dessus s’arrête à peu près au début du vingtième siècle, ce qui est, du point de vue historique, discutable. Mais si on veut parler d’une re-politisation du rapport public-représentation dans certains spectacles contemporains, ce n’est peut-être pas la politisation de l’ordre scénique – l’héritage de Bertolt Brecht ou d’Augusto Boal – qui servirait le mieux de cadre de référence. En revanche, il est préférable de réfléchir plutôt sur ces périodes historiques où ce rapport avec les spectateurs, comme « communauté imaginaire »34, était plus pertinent, où le public de théâtre était plusreprésentatif de la masse populaire, même quand les élites se sentaient obligées de transformer cette masse en public, en audience « civilisée », pour éviter le risque qu’elle ne se transforme en foule active. On voit, par exemple, que l’intérêt des élites culturelles et politiques se déplace, au début du vingtième siècle, du théâtre à la radio : comme le public de la radio, par sa fragmentation et sa dispersion géographique, ne risquait pas du tout de devenir une foule, ce médium était idéal pour transformer cette masse de la population en une audience civique et responsable. Même aux États-Unis, la radio était, jusqu’à l’ère de Reagan – est-ce un hasard ? – considérée comme un service public, indépendant du statut de propriété du station. La Radio Act (loi du radio) de 1928 exige des stations qui veulent obtenir une licence, à servir à « la commodité, l’intérêt et la nécessité du public » (public convenience, interest and necessity).35 Retournons, pour conclure, aux productions théâtrales décrites ci-dessus : 100% Bruxelles et Numax Fagor Plus. Est-ce que ces spectacles, dans leur façon d’engager le public, défient effectivement le public éduqué – pour ne pas dire élitiste – dans leur citoyenneté ? Est-ce qu’il s’agit là d’une re-politisation ? Et, en plus, est-ce que cette opération pourrait prendre la forme qu’Olivier Neveux suggère, à savoir une réappropriation, par le spectateur, des libertés que l’acteur incarne dans son jeu propre36 ? 100% Bruxelles aussi bien que Numax Fagor Plus sont des spectacles nettement politiques. Rimini Protokoll confronte le public non-représentatif à un échantillon représentatif de la population. C’est déjà un geste dé-politisant, parce que l’unité (provisoire) de la communauté des participants est constituée, pendant plus de deux heures. Mais cette diversité culturelle montrée ne mène que très rarement à un conflit discursif, et jamais à un conflit décisif. Le quart d’heure réservé aux questions du public n’y ajoute rien car chaque spectateur respecte la convention implicite de la convivialité. Même le principe binaire du questionnaire – les participants ne peuvent répondre que par « oui » ou « non » – ne La communauté est définie par Benedict Anderson comme un rapport indirect, médiatisé – mais politiquement productif (Anderson, Benedict, Imagined communities. Reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 1991). 35 Butsch, o.c., p. 81-99. 36 Neveux, o.c., p. 227, citant Jacques Rancière: “Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs” (Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 29. 34

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radicalise pas les divisions. En effet, c’est un appel à une citoyenneté très gratuite et nonengageante, parce qu’aucune opinion, représentative ou non, n’est traduite en stratégie sociale ou politique. De cette manière, une accumulation de réponses solitaires est obtenue, contrastant à ce que des politologues appellent l’ « agrégation »37, c’est-à-dire de la mise en hiérarchie, selon l’importance que les acteurs politiques attachent à leur intérêt et leur opinion vis-à-vis d’un problème particulier. La représentation politique, dans son institutionnalisation – les partis politiques –, exige cet « agrégat », cette hiérarchisation. 100% Bruxelles ne tient pas compte de ce mécanisme dans sa dramaturgie ; la production traite toutes les positions individuelles comme isolées. Le résultat est une configuration politique bien vague, qui évite les conflits et reste inefficace. Tout le monde, sur scène et dans la salle, se comporte comme un citoyen responsable et les chuchotements font partie de l’atmosphère, mais n’interrogent aucunement la donnée politique institutionnelle, malgré la représentativité réclamée du dispositif théâtral. La performance de Roger Bernat pourrait ouvrir la voie à une politisation du spectateur. L’idée d’une sorte d’autogestion du spectacle, par des volontaires issus du public, n’est évidemment qu’un faible écho de l’effort vraiment autogestionnaire des licenciés de Numax. La mise-en-abîme des reconstitutions – par les licenciés de Fagor, puis par les ex-Numax, plus âgés de 35 ans, puis par nous-mêmes, les spectateurs – montre bien le glissement des discours idéologiques, et la portée politique d’un modèle d’autogestion par rapport à un modèle coopératif est explicitement discutée, mais le lien entre le débat représenté et sa reconstitution active, live, reste également inefficace : les participants se concentrent sur leur tâche et non sur le contenu de leurs phrases, tandis que la position des non-participants ne diffère en rien d’un public derrière le quatrième mur. Reste tout de même la question bien pertinente de la reconstitution, comme procédé théâtral en général : participative ou pas, la dé- et puis la recontextualisation explicite d’un phénomène politique du passé opère probablement différemment des dramatisations classiques de l’histoire. Mais cette question sera forcément le sujet d’une autre analyse. On pourrait résumer le raisonnement de Sennett de la manière suivante : la stratification théâtralisée (y inclus la communauté des spectateurs, sur le parterre) est transformée en une collection de personnalités théâtralisées, qui s’oppose à une massa amorphe. Dans cette opération – Jeffrey S. Ravel en esquisse bien les débuts, pendant les Lumières, et Timothy Raphael la conclusion avec l’ère-Reagan – les audiences du théâtre ne représentent donc plus les antagonismes du discours social et des revendications opposées du discours politique – les « agonismes », dans la terminologie de Chantal Mouffe 38 . La stratégie de juxtaposition statistique de Rimini Protokoll et la méthode dialectique de Roger Bernat sont des efforts plus qu’estimables, mais ils rencontrent vite les limites des représentations sociales existantes. Le parterre contemporain est devenu trop « embourgeoisé », trop homogène. RÉFÉRENCES 100% Brussels / Rimini Protokoll. Bruxelles, Kunstenfestivaldesarts, 2014. Anderson, Benedict, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London, Verso, 1991. Badiou, Alain, Rhapsodie pour le théâtre. Court traité philosophique. Paris, PUF, 2014.

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