Pour une génétique de la représentation. Prise 2. Josette Féral Les

January 12, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Spectacle vivant, Théâtre
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1 Pour une génétique de la représentation. Prise 2. Josette Féral

Les premières bases de cette réflexion ont été posées dès 1998 dans l’article « Pour une analyse génétique de la mise en scène » paru dans Théâtre/public, Paris, no 144, pp. 54-59 et traduit par la revue Assaph de Tel Aviv la même année. Nous en reprenons ici certains aspects parce que cette cartographie d’un champ encore fragile reste encore valable. Toutefois depuis quelques années, plusieurs textes et recherches importantes ont paru sur le sujet en France notamment les travaux de Jean-Marie Thomasseau, de Marie-Madeleine Mervant-Roux et de Sophie Proust ainsi que le numéro spécial de Genesis, consacré au Théâtre, no 26, automne 2006. Du côté anglosaxon (australien ici) mentionnons les travaux de Gay McAuley qui fut une pionnière dans le domaine et qui, depuis plus de vingt ans, observe le travail des artistes en répétition1. 1995, prise 1. De passage à l’Université de Toronto où la Schaubuhne est en visite, la metteure en scène Andrea Breth offre au public une master class portant sur l’une des scènes de La Mouette, celle de la dernière rencontre entre Tréplev et Nina, celle où Tréplev découvre que Nina, revenue pour quelque temps, abandonnée par Trigorine, ne pourra amais l’aimer. Les deux acteurs, sous la direction de Breth, jouent la scène. Nina est allongée sur un Récamier pendant que Kostia, assis à la tête du divan, lui serre les doigts avec force, exprimant ainsi à la fois son désespoir et sa passion. L’actrice interrompt alors le jeu et se plaint de ce que la pression de la main de son amoureux transi lui brise les articulations. 1998, prise 2. En visite à la Schaubuhne de Berlin, j’assiste au spectacle terminé de La Mouette monté par Andrea Breth et constate que les deux acteurs jouent désormais cette scène à plusieurs mètres de distance, immobiles et contenant leur émotion. La force de cet échange à distance où les corps ne se touchent pas mais où toute la passion désespérée de Tréplev est là face à l’indifférence de Nina, brisée par son amour, montre avec force l’irrévocable de leur séparation et décuple ce sentiment de fatalité qui va s’abattre sur ces jeunes oubliés par la vie. La première disposition spatiale, originellement trouvée, celle de 1995, montre ainsi ses insuffisances. Qu’est-ce qui a amené la metteure en scène et les acteurs à cette transformation? Quelles ont été les étapes de cet éloignement? Quelles discussions ont mené à ces choix? Ce furent les premières étapes d’une interrogation qui m’amena à m’intéresser aux processus de création d’une œuvre et, tout particulièrement, aux étapes de préparation d’un spectacle avant sa cristallisation finale. * Toute représentation d’un spectacle étudié en vue d'une analyse ne constitue jamais qu'un moment d'un processus qu'il faut sans cesse réaffirmer comme un instantané, saisi sur le vif, d'un moment qui s'inscrit dans la durée et qu'il faut nécessairement lire comme tel, ce que confirment 1

Voir la revue About Performance (University of Sydney) dirigée par Gay McAuley. Ajoutons à cette liste du côté anglosaxon Shommit Mitter, Systems of Rehearsal: Stanislavky, Brecht, Grotowski and Brook (London: Routledge, 1992); Susan Letzercole, Directors in Rehearsal, a Hidden World (London: Routledge, 1992); Vasili Toporkov, Stanislavski in Rehearsal (London: Methuen, 2001). En France, G. Banu (ed.), Les répétitions Un siècle de mise en scène. De Stanislavski à Bob Wilson. Bruxelles, Alternatives théâtrales 52-53-54, 1997 et réédité chez Actes-Sud dans une version révisée (2005). Cet article a été publié en introduction au numéro spécial de Theatre Research International qui porte sur les processus de création sous le titre «Introduction : Towards a Genetic Study of Performance-Take 2» in special issue on Genetics of Performance (Theatre research international), vol.33, no.3, octobre 2008, pp 223-233.

2 d'ailleurs les multiples oeuvres in progress dont on suit le parcours: celles de W. Mouawad, R.Lepage, R.Wilson, P. Sellars2 pour ne citer que celles-là. L’œuvre serait ainsi toujours en train de se faire et serait inscrite dans un processus de création constant. Ce qui est vrai de l’œuvre présentée au public l’est, plus encore, de l’œuvre en gestation et s’il n’est pas nouveau, dans le domaine de la recherche théâtrale, de s’intéresser aux étapes de création en amont du spectacle achevé et d’interroger certains documents existants (entrevues de metteurs en scène et d’acteurs, professions de foi, description de leur mode de travail ou de leur vision du théâtre; étude de maquettes, de croquis, de notes diverses…), l’étude systématique de ces documents et, plus encore, des cahiers de régie, ébauches, notes de scène (rédigées par le metteur en scène lui-même, ses assistants ou les acteurs) qui documentent les répétitions, est encore rare. Pourtant, analysées de façon systématique, toutes ces données permettent d’entrer concrètement dans le mode de travail d’un créateur pour un spectacle donné et d’explorer les étapes d’un processus de création : Comment travaille un metteur en scène? Quels conseils donne-t-il aux acteurs? Quelles directives adopte-t-il en ce qui touche l’espace, la gestuelle? Comment se passent les répétitions? Comment s’effectue l’entrée en salle des comédiens? À quel moment interviennent les décors? Comment ces derniers affectent-ils la mise en place et le jeu? Pourquoi tel accessoire de scène a-t-il été ajouté? Ces notes, toutes parcellaires qu’elles soient, sont les seules à pouvoir rendre compte, dans leur multiplicité, des changements apportés au spectacle au cours de sa gestation ainsi que des hésitations, ratures, découvertes et choix divers qui accompagnent le travail. Ces documents que nous nommerons « brouillons »3 pour désigner leur statut d’oeuvre inachevée et incomplète comprennent à la fois tout ce qui relève de brouillons d’auteurs, de traducteurs, voire de metteurs en scène ainsi que tous les éléments ayant servi à la composition du spectacle : maquettes, croquis, enregistrements visuels et sonores et, plus que tout, les documents qui permettent de retracer les différentes étapes des répétitions. Ces brouillons, qui se créent pendant la gestation du spectacle, se divisent en deux vastes sous-ensembles selon la nature des traces existantes : ils peuvent être textuels ou scéniques.

A. Brouillons textuels Un premier sous-ensemble rassemble tout ce qui touche au texte proprement dit : texte ou manuscrit de départ annoté avec en surimpression toutes les corrections, modifications, coupures, adaptations et re-écriture qui altèrent une version de départ donnée... L’étude de ces « brouillons » textuels peut constituer – comme nous le faisions remarquer dans l’un de nos premiers articles sur le sujet 4 - la génétique des textes proprement dite. Créée par Louis Hay en 1968, puis systématisée par Almuth Grésillon (1994)5, la génétique des textes tente de retracer 2

Seuls , Incendies, Littoral de Wajdi Mouawad; Les sept branches de la Rivière Ota, de Robert LEPAGE. Civil Wars, de Robert Wilson. I was looking at the ceiling and then I saw the sky de Peter Sellars, par exemple. 3 A. Grésillon donne le nom d’avant-texte à tous les documents de cette phase de la gestation d’un spectacle. Cf A. Grésillon, Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris. PUF, 1994, p.241. Repris dans A. Grésillon et J-M. Thomasseau, « Scènes de genèses théâtrales », Genesis, Revue internationale de critique génétique, numéro spécial consacré au Théâtre, no 26, automne 2006, p. 21. 4 Voir article « Pour une analyse génétique de la mise en scène » in Théâtre/public, Paris, automne 1998, no 144, pp. 54-59. Paru en anglais « For a Genetic approach to Performance Analysis », Assaph, Tel-Aviv, no 13, 1998, pp-41-54. 5 Voir le numéro de Genesis mentionné plus haut. Préparé sous la direction de Nathalie Léger et Almuth Grésillon, il tente précisément de poser, pour la première fois en France, les bases d’une « génétique du théâtre ». Voir, de façon plus précise, l’article de A. Grésillon et J-M. Thomasseau, « Scènes de genèses théâtrales », pp. 19-34. Quant à la génétique des textes proprement dite, elle eut pour précurseur – comme nous le notions plus haut -, et ce, dès 1968, Louis Hay qui fut le premier à s’intéresser aux processus de création en travaillant notamment sur des manuscrits de Heine trouvés dans un coffre. Après lui, ce fut Almuth Grésillon

3 les diverses étapes menant à l’état final d’un manuscrit. Inspirée de la théorie génétique de la littérature avec laquelle elle partage un certain nombre d’éléments méthodologiques, la génétique textuelle se concentre sur le processus de l’écriture de l’œuvre en son moment de gestation, soit qu’elle se fasse très en amont - l’écriture d’une pièce précédant de beaucoup sa représentation-, soit qu’elle s’effectue dans un corps à corps avec la scène, comme peuvent l’être les pièces de nombreux auteurs travaillant avec un metteur en scène dans l’urgence de la scène et modifiant leur texte en cours de répétitions. La génétique s’efforce alors de suivre et de reconstituer le processus de création du texte à partir des traces existantes notamment des annotations, ratures, surimpositions, brouillons de toutes natures - textes manuscrits ou partitions de metteurs en scène ou d’acteurs (voir, à ce propos, l’étude de Anne-Françoise Benhamou sur Combat de nègres et de chiens ou celle de Marie-Madeleine Mervant-Roux sur Le square de Duras)6. La démarche, tout en se voulant aussi rigoureuse que possible doit, bien sûr, laisser place à la spéculation, marquant des pistes, élaborant des scénarios possibles sans certitude aucune. Dans le domaine théâtral, les brouillons textuels peuvent, bien sûr, être étudiés indépendamment de la représentation mais ils ne trouvent leur véritable sens que dans un jeu de va et vient entre la scène et le texte. Par opposition à l’analyse génétique des textes proprement dite, l’analyse génétique de la représentation, ne peut se faire sans l’étude de ces relations entre texte et scène, en montrant comment les modifications apportées à l’ébauche textuelle conditionnent le travail scénique et comment ce dernier détermine, à son tour, le texte et interagit avec lui. Il serait, par exemple, instructif d’étudier les différentes phases de l’écriture des pièces de H. Cixous en relation avec le travail de répétitions des acteurs du Théâtre du Soleil notamment dans L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves (Théâtre du Soleil, 1987) ou pour L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge (Théâtre du Soleil,1985,1987). Mis à part les brouillons liés au manuscrit de la pièce, il subsiste souvent bien peu de traces aisément consultables sur les étapes qui ont mené à l’édification d’un spectacle. Le deuxième groupe de documents constitue ce que nous appellerons les brouillons scéniques et visuels.

B- Les brouillons scéniques et visuels Ce second vaste ensemble comprend tous les documents écrits, visuels et sonores touchant le travail de répétition proprement dit. Ces écrits sont générés en premier lieu par les différents concepteurs et artisans du spectacle (metteur en scène, acteur, dramaturge, scénographe, costumier, éclairagiste, spécialiste en son, accessoiriste…). Figurent ainsi dans cette catégorie les cahiers de régie, notes d’assistant, notes d’acteurs, cahiers du souffleur lorsqu’ils existent, plans de qui institua la génétique des textes en France dans son livre Éléments d’une Critique Génétique (1994). C’est en prenant pour corpus les textes que la génétique trouve le plus aisément son application et ses méthodes. Le passage de la génétique des textes à celle de la représentation fut, pour sa part, plus lent et beaucoup plus difficile à mettre en place. L’analyse passa donc d’abord par l’étude des transformations des pièces écrites avant de se porter sur le travail préparatoire du spectacle. Il fallut déterminer, aux premières phases de la réflexion, non seulement la faisabilité de telles études mais aussi le corpus de documents à soumettre à l’observation du chercheur. Du côté français, ce fut J-M. Thomasseau qui incarna le premier ces recherches en France. Ses premiers articles sur le sujet datent de la fin des années 90. Quant aux répétitions, celles-ci constituent un champ d’investigation important en elles-mêmes et indispensable à l’étude des processus de création. Gay McAuley, en Australie, est sans conteste celle qui fut la première à s’y intéresser avec constance. Créant même une structure, au sein de son Université, permettant à des compagnies de venir y travailler, elle a su mettre en place les conditions idéales d’observation rigoureuse du travail des acteurs. Voir, pour la France, Sophie Proust. La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine. L’Entretemps, 2006. 6 Anne-Françoise Benhamou « Genèse d’un combat : une rencontre « derrière les mots » », paru dans Genesis (op.cit.), p. 51-69 qui analyse de façon serrée et éclairante les documents présentant les annotations de Chéreau sur les textes de Koltès et notamment sur Combat de nègres et de chiens. Voir également “The Fragility of Beginnings: The First Genetic Stratum of Le Square (M. Duras, 1956), paru dans Theatre Research International (op.cit.), automne 2008. Mervant-Roux y analyse, en particulier, les différentes étapes par lesquelles Duras serait passée et qui l’ont menée du roman à la pièce de théâtre.

4 mise en place, conduites du spectacle, notes du metteur en scène aux acteurs, plans d’éclairage, maquettes, croquis de décor, maquettes de costume. Ces documents s’enrichissent d’autres traces, liées aux moyens de notation ou d’enregistrements actuels (bandes vidéos et audio, notes d’observateurs extérieurs) qui permettent de revenir ainsi plus aisément sur les étapes du travail.

I Les cahiers de régie Par ordre d’importance et de fiabilité, nous avons tout d’abord les cahiers de régie, qui demeurent une source intéressante de recherche, quoiqu’ils relèvent rarement du domaine public. Ce sont, le plus souvent, les témoins des diverses étapes par lesquelles est passée la production. Ils permettent de suivre les essais scéniques, les corrections, observations, modifications, hésitations des uns et des autres et les choix définitifs. Très intéressants à consulter lorsque le spectacle est terminé (voir les cahiers de régie de Roger Blin, Patrice Chéreau, Antoine Vitez déposés à l’IMEC par exemple7), ils le sont, plus encore, lorsque la production est encore en cours. Ils permettent alors un jeu de va et vient entre la production en cours d’élaboration et la production achevée. Les cahiers de régie de Roger Blin ou d’Antoine Vitez sont lumineux en ce sens8. Si ces cahiers devenaient accessibles rapidement après la fin des répétions proprement dites, ils permettraient des analyses plus pertinentes et plus éclairées du spectacle, des analyses qui toucheraient directement au travail de création, liant ce dernier au résultat final. Il serait ainsi possible de voir les étapes de création d’un metteur en scène, quelles voies il emprunte pour effectuer ses recherches, à quel moment il retient ou élimine tel jeu de scène, tel geste, tel déplacement, tel accessoire dans un spectacle donné. (Ces cahiers ne révèlent cependant pas comment un metteur en scène dirige les comédiens, à quel moment et selon quelles modalités entrent en jeu la scénographie, les costumes, les éclairages, éléments fondamentaux de toute création théâtrale. Pour cela, il faut recourir à une observation du travail en cours). La vision analytique portée sur la représentation par ce biais, loin de découper la mise en scène en moments discontinus, réintègre ces derniers dans la continuité d’une démarche globale, 7

Voir aussi les notes de travail de Stanislavski (Mise en scène d’Othello de Shakespeare, Seuil 1948, 1973) ou ceux de Brecht par exemple. 8 Cf. les journaux de travail de Vitez rendus publics grâce aux efforts de Nathalie Léger de l’IMEC et de l’éditeur P.O.L. Ceux-ci permettent une plongée dans l’univers vitezien. Voir Écrits sur le théâtre I, II, III, IV, V, Paris, P.O.L., 1994, 1995, 1996,1997, 1998. Voir, par exemple, les notes sur Partage de midi, qu’Antoine Vitez monte en 1975 : « 29 décembre 1974 (A Yannis Kokkos) : L’idée du musée Claudel m’obsède…[…] Au fond, il s’agit moins du musée Claudel que de l’intérieur de la tête de Claudel au moment de sa mort. Il y aurait là toutes les époques de sa vie, depuis 1905. Les portraits de femmes, L’Ernest-Simons (une superbe marine), les lettres conservées, et des meubles d’époques diverses, des crucifix, un prie-dieu, un chapelet, un portrait de sa sœur Camille, une sculpture par elle et des lampes de bureau, des meubles, des rideaux, des doubles rideaux. […] L’autre direction […], c’est ton idée de la lumière. Un art figuratif à la limite de l’abstrait, car il ne faudrait indiquer que très peu de choses du décor réel […] : seulement la lumière […] 10 mars 1975 (A Yannis Kokkos) : Voici l’arbre. Mais il faudrait quelque chose de plus chinois, ou plus Hokusaï. Et d’une façon générale, je voudrais que l’image ainsi claire et fragile ait quelque chose de Hokusaï et du dessin japonais. C’est vrai, ce que tu dis : si on encombre le plateau en pente, il aura l’air d’un dispositif. Il faut sélectionner les signes utilisés dessus – par exemple les chaussures […]. 15 août 1975. La pente. Elle doit être praticable. Il est indispensable que les meubles puissent y tenir, car les objets doivent être la chose qui transforme l’aire de jeu en un véritable théâtre – sinon nous aurions un décor figuratif stylisé (et non point abstrait) […]» Au terme de toutes ces observations dont nous ne reproduisons ici que quelques extraits, l’espace de Partage de midi créé par Yannis Kokkos «sera composé d’un vaste demi-cercle blanc en pente traversé, de la face au lointain, d’une bande de parquet de bois clair et fermé au fond d’un velum blanc. Quelques objets rythmaient la représentation : la maquette du steamer l’Ernest-Simons, descendait des cintres; un mobilier de rotin : table basse, chaises, rocking-chair; un grand fauteur de pierre; un arbre stylisé, idéogramme de la Chine.» (Écrits sur le théâtre, «La Scène», p. 7 à 27)

5 réinscrivant le choix spécifique de tel mouvement, tel déplacement, tel geste, tel objet, dans le fil d’un processus amorcé dans le temps. Le présent se profile ainsi sur les virtualités d’un passé dont la principale vertu est celle d’avoir été oublié. C’est pourtant sur les traces et les ombres laissées par ce passé que peuvent le mieux se lire les choix délibérés du présent et ce qui est préservé. Une question se pose néanmoins : celle de l’interprétation de ces cahiers de régie puisqu’il n’existe pas de système uniforme de notation pour inscrire les choix de mise en scène pas plus que pour noter les changements qui interviennent au cours du processus de création. Qu’inscrit tel metteur en scène dans ses cahiers? Selon quelles règles? En privilégiant quels détails? Les réponses diffèrent selon les artistes. Pour un Vitez dont les notes sont très détaillées, maints autres metteurs en scène demeurent beaucoup plus sobres et moins systématiques. Une autre difficulté surgit par ailleurs: en effet, la plupart des metteurs en scène ont tendance à gommer les étapes antérieures d’une production, ne préservant par écrit que leurs derniers choix. Comment donc retrouver ces étapes pour réussir à inscrire en palimpseste les traces des déplacements antérieurs? Dans tous les cas, l’analyste reste tributaire du mode de notation que chaque assistant a forgé pour ses besoins. L’on sait, par exemple, pour les écrits de l’assistant metteur en scène, qu’aucune méthode de notation n’existe et que chaque assistant, non seulement adopte un mode de prise de notes qui lui est propre mais choisit – selon les impératifs du metteur en scène ou les siens propres – de noter certains détails plus que d’autres9. Le résultat en est que, pour qui aimerait suivre les diverses options ébauchées avant que le travail de sélection final n’ait opéré, la chose est souvent impossible car les versions antérieures notées par l’assistant sont gommées la plupart du temps au profit de l’option en cours10. En effet, il ne subsiste, le plus souvent, aucune trace des divers choix antérieurs qui ont ponctué la production. Les cahiers de régie deviennent donc ainsi des palimpsestes impossibles à déplier car les nouvelles versions se surimposent aux précédentes n’en laissant rien subsister. Ils appauvrissent d’autant l’analyse génétique Il va de soi que les modalités de recherche et de travail des metteurs en scène différent non seulement en fonction de chaque artiste mais également en fonction des spectacles et des conditions spatiales et temporelles dans lesquelles ils se déroulent. Chaque spectacle constitue un cas unique, chaque scène un cas de figure particulier. L’étude génétique appliquée au théâtre n’étudierait donc pas la totalité d’une mise en scène mais choisirait certains moments privilégiés qu’elle analyserait pour mettre en lumière les étapes qui y ont mené. Elle tenterait ainsi d’éclairer les modalités de création d’une scène donnée, d’un geste, d’un déplacement afin de tracer en pointillé les ombres sur lesquels le travail de gestation se construit, la façon dont opèrent les renoncements, les rectifications, les changements de trajectoire; autrement dit toutes les étapes préliminaires ayant mené aux choix définitifs. 9

Voir à ce propos Sophie Proust. La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine. L’Entretemps, 2006. Voir aussi le mémoire de maîtrise de Andreas Yandl, « En Quête d’une Vérité: Analyse Herméneutique de la Genèse d’Urfaust, Tragédie Subjective; Mise en Scène de Denis Marleau, Théâtre UBU », Montréal, UQAM: 2001. Voir enfin les divers articles de Gay McAuley sur le travail de répétitions. 10 Les diverses étapes d’improvisation du personnage de Valère dans le film Au Soleil même la nuit constituent un rare exemple des différentes étapes de recherche , tout comme le film Claude Régy, Le Passeur réalisé par de Elisabeth Coronel et Arnaud de Mezamat (1997) consacré au travail de création de Régy ou encore le film réalisé par Stéphane Metge sur le travail de Chéreau autour de Phèdre .

6 Il ne s’agit nullement d’effectuer ce travail pour l’ensemble d’une pièce, travail titanesque dont la nécessité reste à déterminer, mais pour des moments choisis que le regard de l’analyste privilégie car ils lui semblent porteurs des moments forts d’un spectacle. L’analyse est donc marquée en son point de départ par une certaine part de subjectivité, du moins dans les choix effectués, une subjectivité qu’il nous paraît à tout prix indispensable de préserver. II Les enregistrements vidéo Le second matériau, à partir duquel il est possible de travailler, est constitué par les enregistrements vidéo que certains metteurs en scène effectuent au cours des répétitions et auxquels ils recourent comme documents de travail. Ces bandes vidéos, sorte d’archives du travail en cours, représentent les diverses phases d’élaboration du projet. Elles offrent un moment choisi au cours du processus des répétitions pendant lequel metteurs en scène et comédiens s’arrêtent pour prendre un temps de réflexion, observer la scène, et jauger l’étape à laquelle ils sont parvenus. Il arrive aussi que ce processus d’ «arrêt sur image» naisse d’une difficulté particulière dont la vidéo peut permettre, avec le recul, une explicitation. Nombreux aujourd’hui sont les metteurs en scène qui font de ces documents un usage courant mais peu de chercheurs encore en abordent systématiquement l’analyse. Ces enregistrements des phases de travail sont fondamentaux. J’en veux pour preuve le film Tartuffe : Au Soleil, même la nuit qu’Eric Darmon et Catherine Vilpoux ont réalisé en suivant la gestation du spectacle de Mnouchkine11. Plus que le spectacle lui-même, c’est le travail de création de l’œuvre qui a été ici privilégié, puis reconstruit pour le bénéfice du spectateur. Il est évident qu’un tel film éclaire de façon fondamentale le spectacle vu par le public. Il maintient les courants de vie qui animent la représentation. La mise en lumière, par exemple, des différentes étapes menant au surgissement du personnage de Damis ou à celui de Dorine, explicite non seulement les choix de la mise en scène mais, plus encore, le travail profond, indicible de l’acteur en quête de son personnage et celui de toute une compagnie. III

Notes de répétition

En l’absence de tous ces repères, les séances d’observation et les notes prises par l’analyste luimême au cours des répétitions deviennent une importante source de références, lorsque le metteur en scène et les acteurs acceptent ce regard extérieur posé sur leur travail. En effet, cette présence n’est pas toujours bienvenue et certains praticiens refusent tout observateur extérieur à l’entreprise pour éviter que le travail en soit perturbé. D’autres, quand ils accordent ce «droit de regard», exigent une présence continue qui nécessite de la part de l’analyste une disponibilité que ce dernier ne peut toujours assumer. Celui-ci préfère opter habituellement pour une présence épisodique, ce qui peut constituer un moindre mal, mais ne remplace pas le suivi complet du processus de travail12. 11

Coproduction La Sept ARTE, Agat Films & cie, Théâtre du Soleil, 1997. Se pose aussi la question du statut à donner à d’autres documents non évoqués plus haut même si nombre d’entre eux ponctuent la démarche des artistes : il s’agit des entrevues, professions de foi, déclarations d’artistes qui éclairent le travail d’un metteur en scène. Cf. tous les livres de metteurs en scène ou sur les metteurs en scène publiés ces dernières années : Philippe Adrien, Instant Instant par instant, Paris, Actes-Sud, 1988; Luc Bondy, La fête de l’instant, Paris, Actes-Sud, 1996; Stéphane Braunschweig, Petites portes, grands paysages, Actes-Sud, 2007 ; Pippo Delbono, mon théâtre, Actes-Sud, 2003 ; Richard Foreman, Unbalancing Acts, Foundations for a Theatre, New York, Theatre Communication Group, 1992; Jacques Lassalle, Pauses, Paris, Actes-Sud, 1991 ou Conversations sur la formation de l’acteur, Actes-Sud, 2004 ; Daniel Mesguich, L’éternel éphémère, Seuil, 1991 ; François Regnault, Théâtre – Equinoxes, Actes-Sud, 2001 et Théâtre – Solstices , Actes-Sud, 2002 ; Yoshi Oida, L’acteur flottant, Actes-Sud, 1992 ; L’acteur invisible, Actes-Sud, 1998 ; L’acteur rusé, Actes-Sud, 2008 ; Claude Régy, Espaces perdus (1998), L’ordre des morts (1999), L’Etat d’incertitude (2002), Besançon, Les Solitaires intempestifs ; Bernard Sobel, Un art légitime, Paris, Actes-Sud, 12

7 Ces propos épars, nés de la pratique et tenus par les artistes, sont au centre de leur processus de création. Il faut leur donner la place qui leur revient dans l’analyse des spectacles, même s’ils sont souvent présentés de façon parcellaire. Ils déterminent la forme finale de la représentation. Ils constituent souvent le terrain fertile qui amène certains choix, détermine certains gestes, incite à certaines ratures. Ils sont les axes profonds qui nourrissent la pièce achevée. Les taire au seul profit des signes perceptibles sur scène, c’est couper la pièce du terreau dans lequel elle est née pour en faire un objet abstrait de recherche. Le théâtre est ailleurs. Il est dans la vie même qui anime la scène et qui fait qu’année après année, spectacle après spectacle, le théâtre ne cesse de se renouveler sans qu’aucune étude n’arrive à le figer ni même à en découvrir les lois fondamentales. C’est cette vie que l’analyse génétique doit chercher à préserver afin d’éviter ces clivages mortels dont toute l’analyse théorique du théâtre porte les stigmates. L’analyse génétique privilégie donc le spectacle comme œuvre de création en cours, comme processus dont le praticien n’est jamais exclu. Elle tente de faire le pont entre le savoir pratique de l’artiste (théories de la production mais aussi tout un savoir pragmatique qui lui est propre) et le savoir théorique de l’analyste (théories du spectacle et de l’œuvre achevée). * Ce foisonnement de documents, tous porteurs d’informations différentes susceptibles d’être scrutés au cours d’une analyse des processus de création, ne doit faire oublier ni l’éclectisme de l’ensemble, ni le fait que chacun de ces documents demeure nécessairement troué. En effet, souvent difficiles à dater, lacunaires, aucun ne peut à lui seul rendre compte de la genèse du spectacle. Vouloir entreprendre a posteriori ce travail de reconstruction d’une démarche exploratoire pose cependant un certain nombre de problèmes : d’une part celui du rassemblement, voire de l’existence même de traces en amont de la représentation (cahiers de régie, maquettes, croquis, photos, bandes vidéos, notes d’assistants à la mise en scène comme nous le mentionnions plus haut …) mais aussi celui de leur lisibilité, leur fiabilité et leur mode d’analyse. Se pose aussi la question de leur statut face à l’œuvre en cours. S’agit-il d’une mémoire fidèle appelée à durer ou de repères elliptiques s’inscrivant dans l’immédiateté de l’action présente?

1993. Et, bien sûr, tous les écrits d’A. Vitez : Le théâtre des idées, Paris, Gallimard, 1991 et Écrits sur le théâtre, I, II, III, IV, Paris, P.O.L, 1994, 1995, 1996 et 1997 pour n’en citer que quelques uns. La pratique, fort rare dans les années soixante et soixante dix, s’est beaucoup répandue depuis le début des années 90. Cf. aussi les livres publiés sur la direction d’acteurs : Thomas Richards, Travailler avec Grotowski, Actes-Sud, 1995; Vassiliev, Bruxelles, Éditions Lansman, 1997. Ainsi que toute la collection d’actes-Sud dans laquelle ont paru des réflexions de nombreux metteurs en scène sur leur art : Bailly/Lavaudant,Mathias Langhoff, Krystian Lupa, Peter Sellars par exemple. Voir aussi Maria Delgado & Paul Heritage, In contact with the gods? Directors talk theatre, Manchester, Manchester University Press, 1996 ; J. Féral, Dresser un monument à l’éphémère/Rencontres avec Ariane Mnouchkine, Éditions Théâtrales, Paris, 1995 ; Mise en scène et jeu de l’acteur – Tome 1 : L’espace du texte, Montréal et Bruxelles, Éditions Jeu (Canada) et Éditions Émile Lansman (Belgique). 1997 et 2001 ; Tome 2 : Le corps en scène (1998 et 2001) ; Tome 3: Voix de femmes (Québec-Amérique, 2007). Composés souvent a posteriori, ces entretiens et réflexions sur la pratique théâtrale n’en éclairent pas moins les étapes préliminaires au spectacle final et sont fondamentaux, à des titres divers, dans la compréhension de la démarche d’un artiste. Ils permettent de suivre la création à l'oeuvre: création de la mise en scène, d'un rôle, d'un personnage, de l’espace. L’importance de ces traces est grande dans la mesure où elles contribuent à resituer la démarche d’un artiste donné dans une perspective plus vaste qui touche à l’ensemble du théâtre. Ainsi, la trajectoire de Claude Régy ou celle de Vitez s’éclairent, bien sûr, de leurs écrits. Tout utiles qu’ils soient, ces documents liés à la réflexion de l’artiste sur sa propre démarche ne sont toutefois pas pris en considération dans les pages qui suivent car ils ne sont pas liés à l’urgence de la représentation. Ils n’en demeurent pas moins importants. Seuls nous intéressent ici toutes les traces directes liées à un spectacle donné au cours de sa gestation.

8 Les modalités de création des metteurs en scène étant infinies, les processus de travail diffèrent donc nécessairement non seulement en fonction de chaque artiste mais également en fonction des spectacles et des conditions spatiales et temporelles dans lesquelles ils se déroulent. Chaque spectacle constitue un cas unique, chaque scène un cas de figure particulier. L’ambiguïté d’un tel travail génétique se double du fait que toutes les traces existantes n’ont ni le même statut ni la même finalité. En effet, la plupart, sinon tous les documents produits par les artistes eux-mêmes, ont comme premier dessein d’aider les artistes eux-mêmes dans l’édification de l’oeuvre. Ils sont là, avant tout, comme étapes de travail permettant communication et concertation entre les artisans. Une fois leur mission remplie, ils sont appelés à l’oubli. Leur usage a posteriori pour les fins de l’analyse est donc accessoire pour l’artiste et ce dernier leur accorde souvent un intérêt modéré une fois le spectacle achevé. Nous mentionnons les notes du metteur en scène comme exemple du défi auquel se trouve confronté le critique. Le défi est encore plus grand du fait que les divers éléments réunis pour permettre l’étude sont de nature différente, s’appuient sur divers supports matériels (papiers, rubans magnétiques, vidéos, DVD, images numériques, photos…) et portent avec eux des informations éclatées répondant aux impératifs des différents concepteurs et artisans du spectacle (metteurs en scène, acteurs, scénographes, assistants, éclairagiste…). Porteurs d’informations sur divers aspects de la représentation, ils offrent un tableau kaléidoscopique et inachevé des différentes étapes de la production et de l’imbrication des divers discours scéniques. Ils tracent ainsi en pointillé les différentes phases du travail préliminaire à la représentation.

Il faut se résoudre à l’évidence. Contrairement à l’analyse génétique des textes telle qu’appliquée à la littérature, celle de la représentation ne peut être exhaustive et ne rend compte que difficilement de toutes les étapes qui ont mené au spectacle final. Elle peut, tout au plus, aider à mieux comprendre une façon de travailler du metteur en scène, un mode de jeu de l’acteur, un rapport particulier à l’espace pour le scénographe, une relation particulière à la lumière, à un volume, une géométrie…mais elle ne peut témoigner de tous les détails qui mènent de l’idée à la réalisation du spectacle final. L’analyste doit donc se contenter de piocher dans les documents existants certaines informations qui éclairent un aspect ou l’autre du travail du metteur en scène, des acteurs ou des concepteurs quand il n’est pas contraint de constituer lui-même cette mémoire par l’observation de nombreuses heures de répétitions. C’est ce qu’ont tenté de faire, chacun à sa façon, Gay McAuley, Sophie Proust ou Andreas Yandl, sur les œuvres des metteurs en scène dont ils ont observé les répétitions13. La présence de ces chercheurs, encore peu fréquente dans les salles de répétition, crée une narrativité du travail qui se fait en amont du spectacle et compense par les prises de notes qu’ils effectuent les vides, omissions, ratures que les documents habituels laissent nécessairement subsister. Pour l’analyste, ces traces sont aujourd’hui indispensables. Vu l’intérêt croissant porté au processus de l’œuvre en train de se faire, elles ont été remises à l’ordre du jour dans le dessein d’éclairer une trajectoire de metteur en scène et d’interroger la création. Ce changement d’éclairage reflète un changement important de point de vue qui marque les études théâtrales. Loin de se concentrer désormais sur l’analyse d’un spectacle comme production achevée véhiculant un sens ou trahissant une esthétique, elles travaillent en ce point névralgique où l’œuvre est en train 13

Voir la revue Rehearsal mentionnée plus haut et dirigée par Gay McAuley, le mémoire de Andreas Yandl cité plus haut (note 11). D’autres se sont également consacrés à l’étude des répétitions mais de façon parfois moins systématique. Voir note 1.

9 de naître, choisissant de remonter le cours du temps pour savoir comment l’artiste en arrive à effectuer ses choix et comment telle esthétique se construit. Cette vision s’impose d’autant plus que tout un théâtre actuel de nature performative (Jan Lauwers, Guy Cassiers, Romeo Castellucci, Pippo Delbono, Alvis Hermanis, Ivo van Hove, Stefan Kaegi, Elizabeth Lecompte, Robert Lepage, Josef Nadj, Eimuntas Nekrossius, Jan Fabre…) choisit désormais de mettre sur scène une œuvre en mouvement constant où le processus l’emporte sur l’œuvre achevée, où l’événement prime et où tout se passe dans l’urgence d’une rencontre que tout tend à privilégier .

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