On ne badine pas avec l`amour - biblio

January 29, 2018 | Author: Anonymous | Category: Arts et Lettres, Spectacle vivant, Théâtre
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On ne badine pas avec l’amour Musset Livret pédagogique établi par Yvon LE SCANFF, agrégé de Lettres modernes, docteur ès lettres, professeur en lycée

HACHETTE Éducation

Conception graphique Couverture et intérieur: Médiamax Mise en page Alinéa

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2003. 43, quai de Grenelle 75905 PARIS Cedex 15. ISBN: 2.01.168699.7

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SOMMAIRE AVA N T - P R O P O S

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TA B L E

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D E S CO R P U S

RÉPONSES

AU X Q U E S T I O N S

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B i l a n d e p re m i è re l e c t u re . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 0 Ac te I , s c è n e 1 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 3 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 1 8 Ac te I I , s c è n e 2 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 5 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 2 8 Ac te I I , s c è n e 4 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 7 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 4 1 Ac te I I , s c è n e 5 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 8 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 5 2 Ac te I I I , s c è n e 3 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 9 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 6 3 Ac te I I I , s c è n e 8 Le c t u re a n a l y t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 8 Le c t u re s c ro i s é e s e t t rava u x d ’ é c r i t u re . . . . . . . . . . . . . . . . 7 2

BIBLIOGRAPHIE,

D I S CO G R A P H I E CO M P L É M E N TA I R E S

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AVANT-PROPOS Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs de lecture, tout en s’exerçant à divers travaux d’écriture. Une comédie romantique comme On ne badine pas avec l’amour permet particulièrement bien de cerner la spécificité du texte théâtral dans son rapport problématique avec la représentation. Elle permet notamment d’illustrer les aspects qui mettent en évidence la double énonciation comme fondement de la communication théâtrale (l’exposition, le monologue, le théâtre dans le théâtre, etc.) tout en s’initiant à l’analyse dramaturgique et aux règles de construction de l’intrigue théâtrale (exposition, nœud et conflit, dénouement). En outre, puisque le théâtre est un art verbal, cette pièce permet également d’aborder les stratégies de l’argumentation et de la délibération dans le dialogue comme dans le monologue. Enfin, en tant que pièce romantique, elle sollicite les registres de la tragédie et de la comédie dans le cadre d’une esthétique de la mixité des genres. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. 4

• Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe. • Précédant et suivant le texte, des études synthétiques et des tableaux donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut-être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Cinq à sept questionnaires guidés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage ; les notions indispensables sont rappelées et quelques pistes sont proposées afin de guider sa réflexion et de l’amener à construire sa propre lecture analytique du texte. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire, ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Cinq à sept corpus de textes (accompagnés parfois d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire guidé ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion. 5

TABLE

DES CORPUS Composition du corpus

Corpus L’exposition au théâtre (p. 40)

Texte A : Scène 1 de l’acte I de On ne badine pas avec l’amour de Musset (pp. 29-32). Texte B : Extrait de « Parodos » des Suppliantes, d’Eschyle (p. 40). Texte C : Extrait de la scène 1 de l’acte I des Fourberies de Scapin de Molière (p. 41). Texte D : Extrait de la scène 1 de l’acte I du Barbier de Séville de Beaumarchais (p. 43). Texte E : Extrait de Art de Yasmina Réza (p. 44). Document iconographique : Masques d’acteurs de théâtre de l’Antiquité.

Le monologue, une forme du langage dramatique (p. 71)

Texte A : Scène 2 de l’acte II de On ne badine pas avec l’amour de Musset (p. 66). Texte B : Extrait de la scène 1 de l’acte III de Hamlet de Shakespeare (p. 71). Texte C : Extrait de la scène 4 de l’acte I du Cid de Corneille (p. 72). Texte D : Extrait de la scène 7 de l’acte IV de L’Avare de Molière (p. 73). Texte E : Extrait de L’Inattendu de Melquiot (p. 75). Document iconographique : planches de l’Encyclopédie d’après Lebrun.

La satire romantique (p. 89)

Texte A : Extrait de la scène 4 de l’acte II de On ne badine pas avec l’amour de Musset (pp. 79 à 82). Texte B : Extrait de la scène 2 de l’acte I de Chatterton de Vigny (p. 89). Texte C : Scène 2 de l’acte I de Léonce et Léna de Georg Büchner (p. 91). Texte D : Extrait de la scène IV de L’Intervention de Victor Hugo (p. 93). Document iconographique : Honoré Daumier : Vous avez la parole expliquez vous, vous êtes libre.

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Objet d’étude et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Le théâtre : texte et représentation (Première)

Commentaire Vous commenterez le texte de Molière (texte C) à partir du parcours de lecture suivant : – vous étudierez les différentes fonctions de cette exposition ; – vous montrerez en quoi ce texte met en évidence, avec humour, l’aspect conventionnel de l’exposition au théâtre.

Le théâtre : texte et représentation (Première)

Commentaire Vous commenterez le texte de Corneille (texte C) à partir du parcours de lecture suivant : – vous montrerez comment le monologue met en œuvre une délibération organisée et structurée qui conduit à une résolution précise ; – vous étudierez le registre tragique dans ce monologue.

Le théâtre : les genres et les registres du comique et du tragique (Seconde)

Le théâtre : texte et représentation (Première) Un mouvement littéraire : le romantisme (Seconde)

Commentaire Vous commenterez le texte de Vigny (texte B) à partir du parcours de lecture suivant : – vous analyserez l’argumentation des deux protagonistes (Le Quaker et John Bell) et leur affrontement verbal ; – vous étudierez les formes et les figures de la satire et de la critique dans le texte.

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TABLE

DES CORPUS Composition du corpus

Corpus Le conflit théâtral (p. 113)

Texte A : Extrait de la scène 5 de l’acte II de On ne badine pas avec l’amour de Musset (pp. 97 à 108). Texte B : Deuxième épisode, scène 3 de Antigone de Sophocle (p. 113). Texte C : Tableau VII de Roberto Zucco de BernardMarie Koltès (p. 116). Document iconographique : Thomas Gainsborough, Conversation dans un parc, Louvre.

Le théâtre dans le théâtre (p. 136)

Texte A : Scène 3 de l’acte III de On ne badine pas avec l’amour de Musset (pp. 129 à 131). Texte B : Extrait de la scène 2 de l’acte III, de Hamlet de Shakespeare (p. 136). Texte C : Scènes 4, 5 et 6 de l’acte II de Britannicus de Racine (p. 138). Texte D : Extrait de la scène 6 de L’Île des esclaves de Marivaux (p. 141). Document iconographique : Vermeer, La Peinture (1665-1670), musée d’Histoire de l’art à Vienne.

Le dénouement (p. 165)

Texte A : Scène 8 de l’acte III de On ne badine pas avec l’amour de Musset (pp. 157-158). Texte B : Scènes 6 et 7 de l’acte V de Médée de Corneille (p. 165). Texte C : Extrait de Médée d’Anouilh (p. 168). Texte D : Extrait de l’acte II de En attendant Godot de Beckett (p. 170). Document iconographique : Charlie Chaplin dans Les Temps modernes.

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Objet d’étude et niveau Le théâtre : texte et représentation (Première) Convaincre, persuader et délibérer (Première) Démontrer, convaincre et persuader (Seconde)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques Commentaire Vous commenterez le texte de Koltès (texte C) à partir du parcours de lecture suivant : – vous étudierez la progression et l’évolution du dialogue ; – vous analyserez les rapports affectifs qui existent entre les deux sœurs et les différents registres qu’elles sollicitent.

Le théâtre : texte et représentation (Première)

Commentaire Vous commenterez le texte de Marivaux (texte D) à partir du parcours de lecture suivant : – vous analyserez les caractéristiques essentielles du théâtre dans le théâtre dans cette scène ; – vous étudierez les différentes formes du comique dans cette scène.

Le théâtre : texte et représentation (Première) Les réécritures (Première)

Commentaire Vous ferez un commentaire comparé des textes B (Corneille) et C (Anouilh) à partir du parcours de lecture suivant : – vous analyserez l’organisation respective de chacun des deux dénouements, et notamment la signification finale qu’ils mettent en œuvre ; – vous étudierez les différents registres sollicités et les effets produits sur le spectateur ou le lecteur.

Le théâtre : les genres et les registres du comique et du tragique (Seconde)

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RÉPONSES

AUX QUESTIONS

B I L A N D E P R E M I È R E L E C T U R E (p. 175) a L’action de la pièce se déroule en trois jours (un par acte). Chaque acte s’ouvre à peu près au moment du repas du midi (voir I, 3 ; II, 2 et III, 2). z L’espace dramatique se partage entre décors intérieurs et extérieurs. Le château est évidemment le lieu principal de l’action et plusieurs de ses pièces servent de décor à l’action : le salon, la salle à manger, le cabinet (le bureau), des salles diverses, l’oratoire, etc. Les alentours du château constituent le second espace de référence de la pièce : la place devant le château, le jardin, le bois et la fontaine, un chemin forestier qui mène au village, etc. Dans la pièce, les scènes d’intérieur alternent à peu près régulièrement avec les scènes d’extérieur, même si la fin du troisième acte montre une évolution vers une sorte de rétrécissement de l’espace. e Plusieurs critères peuvent être retenus, mais tous montrent une organisation symétrique. De toute évidence, les quatre personnages grotesques (Pluche, le Baron, Blazius, Bridaine) s’opposent aux quatre personnages sensibles (le Chœur, Rosette, Perdican, Camille). On peut aussi percevoir un certain nombre de binômes : Perdican et son précepteur Blazius, Camille et sa gouvernante Pluche, le Baron et son confident Bridaine, et enfin le Chœur et Rosette. Ces binômes peuvent aussi se regrouper en fonction de leur provenance : quatre personnages sont étrangers et arrivent (Camille et Pluche, Perdican et Blazius) et quatre personnages les attendent (le Baron et Bridaine, le Chœur et Rosette). r Perdican est le fils du Baron et Camille est sa nièce, puisque la mère de Camille était la sœur du Baron. Camille et Perdican sont donc cousins (voir les scènes 1 et 2 de l’acte I) et il faut donc obtenir une autorisation de l’Église (les « dispenses ») pour pouvoir les marier (comme l’a demandé par testament la mère de Camille au Baron : voir II, 1). t Dès la didascalie initiale qui présente les personnages, il est dit que Rosette est la « sœur de lait de Camille » (répété en I, 4) : cela signifie que la mère de Rosette a été la nourrice de Camille et qu’elle a allaité les deux enfants en même temps. Rosette a donc sensiblement le même âge que Camille. y Perdican est parti il y a dix ans comme il le dit au Chœur en I, 4 : « il y a dix ans que je ne vous ai vus ». Camille confirme également qu’elle n’a pas vu 10

Bilan de première lecture

Perdican depuis dix ans : « depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un de l’autre », « il y a dix ans que je ne vous ai vu » (acte II, scène 5). On peut donc en déduire que Camille et Perdican ont quitté le giron familial il y a dix ans pour aller suivre une éducation conforme à leur rang. u Perdican revient clairement au château dans l’espoir de retrouver ceux qui lui sont proches (I, 2) et les souvenirs d’enfance dont il a la nostalgie (I, 3 ; I, 4 et II, 1 notamment). Camille donne explicitement (et sincèrement ?) la raison de son retour : « je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je retourne demain au couvent » (II, 1). C’est en effet à sa majorité que prend effet le testament de sa mère. i Le projet du Baron est une surprise pour les autres personnages, c’est la première péripétie de la pièce. C’est en raison du testament de la mère de Camille que le Baron décide de marier son fils à sa nièce. Il se conforme (avec un grand contentement) à la volonté testamentaire de la mère de Camille que Perdican rappelle en II, 1. Cependant, pour des raisons financières, ce mariage est une aubaine pour le Baron : « J’ai formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce ; c’est un couple assorti ; leur éducation me coûte six mille écus. […] Je me fais une fête de voir comment ils s’aborderont, ce qu’ils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper » (I, 2). L’argent investi reste donc dans la famille et il n’est pas besoin non plus d’en donner (en dot) à une famille étrangère. o Perdican ne s’oppose pas spécialement à ce projet : « je ne demande pas mieux que d’épouser Camille » (II, 1). En revanche, Camille y est tout à fait opposée : « je ne veux pas me marier », dit-elle en II, 1. L’évolution de la pièce montrera que la vérité des sentiments est évidemment plus complexe : l’obstacle (l’orgueil pour l’un et la débauche par désespoir amoureux pour l’autre) est plus intérieur qu’extérieur et il traverse les deux personnages. q Sur le plan de l’action dramatique, les deux ecclésiastiques sont en situation de rivalité auprès du Baron : ils cherchent tous deux à en gagner définitivement les faveurs au détriment de l’autre ; c’est ce qui constitue l’intrigue accessoire de la pièce. Le Chœur a en outre livré une analyse plus psychologique de leur affrontement en I, 3 en suggérant que leur opposition provenait d’une évidente similitude : « lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché aimera un 11

RÉPONSES

AUX QUESTIONS

homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé ». s Comme l’indique le Chœur, ils cumulent les vices de l’esprit et ceux du corps : ils sont stupides, ignorants, mesquins, vaniteux et ils sont cupides, avides, ivrognes, gloutons. Les scènes de délation qui se reproduisent symétriquement et régulièrement dans la pièce ont pour fonction de nous montrer cette parenté dans la bêtise et la bassesse : la scène 5 de l’acte I est caractéristique puisqu’on y voit Blazius dénoncer Bridaine et l’accuser d’ivrognerie et de dépravation alors même que le Baron constate, dans cette scène, que ce même Blazius est alcoolique, comme le lui avait dit auparavant Bridaine ! d Camille vient d’un couvent, comme l’explique Pluche au début de la pièce : « elle a quitté le couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien qu’elle a de sa mère » (I, 1). Camille le répète ensuite en II, 1 en ajoutant qu’elle retourne au couvent : « je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je retourne demain au couvent ». Pourtant Camille ne partira pas sans vouloir discuter de ce projet et de l’amour en général avec Perdican, qu’elle appelle, avec une ambiguïté relevée par Pluche, son « fiancé » (II, 1) : c’est l’enjeu de la dispute de la scène 5 de l’acte II. f Perdican avoue d’une certaine façon son amour à Camille, dès la scène 2 de l’acte I : « comme Camille est jolie », puis à la scène 1 de l’acte II : « ton amour m’eût donné la vie, mais ton amitié m’en consolera ». C’est ensuite à lui-même qu’il avoue cet amour dans le cadre d’un monologue délibératif : « Diable je l’aime, cela est sûr […] il est clair que je ne l’aime pas » (III, 2). Il avoue ensuite son amour à Rosette par stratégie d’orgueil et d’amour-propre : il veut se venger de Camille et l’humilier (III, 3). Pris au piège par Camille, il lui avoue pourtant son amour devant Rosette cachée (III, 6). Enfin, à la dernière scène, il avoue de nouveau son amour à Camille, mais c’est un aveu de trop, il devient criminel et tragique (III, 8) puisque Rosette en meurt. g Poussé par Camille et pris au piège par celle-ci (« tu épouseras cette fille ou tu n’es qu’un lâche »), il décide de se marier avec Rosette à la scène 6 de l’acte III. Il confirme ce choix contre l’avis de tous à la scène suivante : on peut alors parler d’orgueil et de dépit amoureux pour expliquer cette résolution. h Perdican a évidemment ouvertement badiné avec Rosette, dès la scène 4 de l’acte I (il l’embrassera même à la scène 3 de l’acte II) et on peut considérer que la dernière scène de l’acte II se présente comme un badinage amou12

Acte I, scène 1

reux entre Camille et Perdican (du moins dans sa première partie). Ce badinage est cependant sans conséquence : c’est le sens même du mot badinage. En revanche, à l’acte III, Camille et Perdican vont tous deux investir le badinage d’une stratégie, d’une visée cruelle et d’une volonté de domination tout à fait étrangères à ce que recouvre normalement ce mot. Ils vont utiliser Rosette et le badinage amoureux pour s’humilier l’un l’autre : d’abord Perdican en III, 3, puis Camille en III, 6. Ils ont donc utilisé les mots comme des armes : on sait que c’est une prérogative de la tragédie et non du badinage de la comédie sentimentale…

AC T E I , S C È N E 1 (pp. 29 à 32)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 35 à 38) a Si on excepte la didascalie (« une place devant le château ») que les personnages ne prononcent bien évidemment pas, mais que le lecteur lit et que le spectateur doit voir d’une manière ou d’une autre lors de la représentation, on remarque néanmoins que le Chœur évoque un horizon champêtre (les « bluets », une « colline ») qui entoure un « château » que Blazius et Pluche considèrent comme le terme de leur voyage. z Cette première scène nous place manifestement dans une atmosphère féodale (un Baron, « seigneur » et « maître », un château, un gouverneur, une gouvernante). Les archaïsmes nous renvoient même au Moyen Âge et à la Renaissance : « écuelle », « nonnain », « manants », « parchemins », « écritoire », « écuyer », « ma mie ». Les noms et les titres des personnages (« messer ou maître » Blazius, « Dame » Pluche) renvoient également au temps de l’Ancien Régime. Manifestement, l’époque représentée ne semble pas être contemporaine de celle de Musset et ne correspond pas au temps de l’écriture de la pièce (1834). Néanmoins, il est très difficile de situer précisément l’action de la pièce dans le temps. e Les informations données par la première réplique du Chœur sont très contradictoires : les « bluets » sont « fleuris » (ce serait alors l’été) et pourtant c’est le « temps de la vendange » (ce serait donc l’automne) ! On peut cependant constater qu’il fait beau et chaud puisque les deux personnages qui arrivent ont soif et on remarque que dame Pluche a les cheveux « couverts de 13

RÉPONSES

AUX QUESTIONS

poussière ». On peut également supposer que le « vent qui fait jaunir les bois » pourrait évoquer l’arrivée de l’automne. r La scène nous met en présence de trois personnages dont un personnage collectif (le Chœur). Le mode de présentation est complexe : les personnages qui arrivent (Blazius et Pluche) sont d’abord présentés et décrits par le Chœur (présentation indirecte) avant de se présenter eux-mêmes par leurs paroles, gestes et attitudes. Le Chœur est donc un élément très important dans l’organisation de l’exposition : il donne le nom des personnages et fournit un certain nombre d’indications (pour la mise en scène) sur le physique et le caractère des personnages présentés. t Deux personnages nous sont très indirectement présentés dans cette scène : il s’agit manifestement des protagonistes, des héros de la pièce (Camille et Perdican). Ils sont décrits respectivement par ceux qui ont eu la charge de les éduquer et de les instruire : Blazius (pour Perdican) et Pluche (pour Camille). Ils en font des portraits élogieux : Perdican serait une sorte de savant, tandis que Camille serait comme une sainte… y Le thème initial de cette scène pourrait être celui du retour des enfants (prodiges plus que prodigues) dans le giron familial. L’arrivée de ces invités nous amène à croire en l’existence d’une fête ou d’une manifestation particulière ou exceptionnelle ; c’est en tout cas ce que suggère le Chœur à la fin de la scène : « mettons nos habits du dimanche, et attendons que le Baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l’air aujourd’hui ». u Tout nous laisse croire qu’il pourrait bien s’agir de fiançailles ou d’un mariage. C’est en effet un thème majeur de la comédie et le ton enjoué du Chœur semble indiquer un événement particulièrement festif. En outre, il faut noter que les deux personnages viennent « d’atteindre leur majorité » et que leur « éducation » est « terminée » : on peut donc supposer qu’il faut alors ne pas tarder à les marier. i Cette scène pourrait en comporter deux : en effet sa première partie se termine au moment où Blazius « sort » comme l’indique la didascalie, tandis que sa seconde partie prend fin au moment où Pluche « sort » également de la scène, laissant le Chœur conclure seul cette première scène en un court monologue avant de sortir lui-même (« ils sortent »). La première partie est centrée sur l’arrivée de Blazius, tandis que la seconde concerne celle de Pluche. 14

Acte I, scène 1

o Les répliques de ces deux parties délimitées par les didascalies (« il sort », « elle sort ») se répondent de façon symétrique et répétitive. Dans la première réplique, le Chœur annonce l’arrivée du personnage ; dans la deuxième, le personnage demande à boire ; dans la troisième, le Chœur questionne le personnage ; dans la quatrième, le personnage dresse un portrait de son protégé en une tirade descriptive et informative ; dans la cinquième, le Chœur fait une injonction polie, présente une invitation au personnage ; et dans la sixième réplique, le personnage prend congé. q Le premier thème évoqué par Blazius et Pluche est bien sûr celui de la boisson, vient ensuite celui de l’éducation dans le cadre des deux portraits élogieux et symétriques que les deux personnages font des deux héros. s Les deux premières répliques de chacune des deux parties repérées sont très comparables sur le plan de la syntaxe. La première phrase des deux répliques suit le même schéma (épithète détachée précédée d’un adverbe et suivie d’un complément de lieu) ; puis le sujet, le verbe et le complément : « Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris », « Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline. » Le cœur des deux premières répliques est composé d’une présentation physique du personnage. La dernière phrase reprend la même structure syntaxique à chaque fois : « Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique », « Bonjour, donc, dame Pluche ; vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois. » On peut généraliser ce type d’analyse. Ainsi le début des tirades est semblable sur le plan syntaxique : « Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur… », « Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître… » d Cette présentation symétrique fait d’autant plus ressortir l’opposition fondamentale qu’entretiennent Blazius et Pluche dans cette scène. Autant Blazius est tout en rondeur et en douceur (« doucement »), autant Pluche est maigre et dure (« durement »). Autant Blazius est affable et poli (« mes enfants »), autant Pluche est désagréable et méprisante (« manants »). Le « rebondi » Blazius est un bon vivant, alors que la « chaste » Pluche est aigrie et désobligeante. L’exemple le plus évident est celui de la boisson : Blazius prend du vin tandis que Pluche demande du vinaigre (du vin aigre). f De façon symétrique, Perdican et Camille vont s’opposer comme se sont opposés Blazius et Pluche. Dans les deux tirades qui les décrivent, ils s’opposent sur un point fondamental qui concerne l’éducation. Perdican a un savoir 15

RÉPONSES

AUX QUESTIONS

laïc, scientifique qui l’ouvre au monde par la connaissance abstraite et concrète des choses ; en revanche, Camille appartient à un monde clos, fermé sur lui-même, fondé sur la croyance et l’obéissance religieuses. Elle est tournée vers l’autre monde, vers l’au-delà, tandis que Perdican semble attiré par les choses d’ici-bas. g Blazius et Pluche sont davantage de types que des personnages, ce sont des caricatures (la Bruyère dirait des « caractères »). Ils sollicitent évidemment un comique de caractère : leurs défauts physiques et moraux sont exagérés pour produire une caricature et un type comique. Ils n’ont pas de profondeur psychologique, ce sont davantage des masques comiques qui résument en eux un certain nombre de vices, certes opposés, mais tout autant ridicules et grotesques. Blazius semble l’avatar du Docteur de la commedia dell’arte et Pluche est une sorte de duègne, de commère ou de mégère que l’on a pu notamment voir représenter dans le théâtre espagnol ou chez Shakespeare. Sur le plan physique (voir les deux répliques du Chœur où il les décrit), Blazius ressemble à un rond, tandis que Pluche est une ligne droite ou anguleuse ; sur le plan moral, Blazius est un sot pédant et un ivrogne et Pluche est bête, acariâtre, méchante et austère. Le fait que les deux personnages arrivent sur un « âne » ou sur une « mule » n’est pas innocent du point de vue de l’auteur… h L’ironie du Chœur se manifeste par un décalage continu entre son ton déférent et affecté et les détails relevés qui montrent une distance moqueuse. Ainsi, les comparaisons qu’il utilise sont ironiques parce qu’elles se présentent comme des flatteries et recèlent en fait de sournoises moqueries. Quand il compare Blazius à une « amphore antique », il le flatte par une comparaison homérique ou épique, mais il souligne insidieusement sa rondeur ridicule et son goût pour le vin. De la même façon, la comparaison homérique, « comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois », utilisée à propos de Pluche, est perfide parce qu’elle suggère l’aspect desséché et desséchant du personnage. L’ironie se manifeste donc dans cette distance entre une politesse affectée et une moquerie déguisée et imperceptible pour des personnages aussi sots et imbus d’eux-mêmes. De semblables décalages apparaissent dans certaines expressions qui associent un terme noble et abstrait à un détail concret et trivial : « vénérables jarretières », dans certaines descriptions qui montrent un décalage entre ce qui devrait être et ce qui existe : Blazius devrait prier, mais tout porte à croire qu’il dort et ronfle : « les deux yeux à demi fermés, il marmotte un Paster noster dans son triple menton ». Ces décalages montrent une distance qui est le symptôme d’une ironie dans laquelle le locuteur veut signifier autre 16

Acte I, scène 1

chose que ce qu’il dit vraiment (voir le « ma mie » par exemple, ou le « défripez-vous » ambigu). j Le Chœur décrit ces personnages grotesques comme des héros, qu’ils pensent sans doute être en effet. Héroïser ce qui ne doit pas l’être, élever au rang de héros ce qui est vil et bas, imiter ce qui est élevé alors que l’on est misérablement ridicule créent un décalage parodique que l’on appelle héroï-comique. Le Chœur semble prendre au sérieux des personnages qui se croient tels : il utilise certes des comparaisons homériques et héroïques qui associent les personnages à des éléments naturels ou artistiques, mais en révèle l’inadéquation par des détails incongrus qui en sapent la légitimité : ainsi les personnages enfourchent non pas des destriers, mais une « mule » et un « âne », Blazius ressemble plus à « un poupon » qu’à un chevalier et Pluche n’a rien d’une dame galante. k Par l’utilisation de tous ces registres comiques (satirique, ironique et parodique), par ses nombreuses injonctions (« buvez », « buvez », « défripez-vous », « mettons », etc.), par sa bonne humeur qui le fait prendre en bonne part les mensonges de Blazius et les injures de Pluche, il contribue à l’enjouement d’une scène qui a aussi pour fonction d’attirer le lecteur et le spectateur et d’en attiser l’intérêt. l Le Chœur fait partie de la tragédie antique : il en fut même à l’origine le « personnage » principal. Il a pour fonction de rappeler les faits passés (ce qu’il fait ici : il expose et se souvient de Perdican), de commenter l’action (il décrit les personnages et commente leurs faits et gestes) et enfin d’annoncer des faits à venir (fonction prophétique). Cette dernière fonction est bien sûr la plus tragique de toutes puisqu’elle obéit à une logique fatale, celle du destin : elle est ici, d’une certaine manière, représentée dans ce souhait qui ne sera pas, malheureusement et fatalement, exaucé : « Puissions-nous retrouver l’enfant dans le cœur de l’homme ! ». Cette fonction tragique sera à nouveau sollicitée en III, 4, et de façon plus angoissée encore. C’est dans le cadre d’une esthétique shakespearienne et surtout romantique du mélange des genres que Musset utilise ici un chœur qui suggère la présence d’un tragique tapi encore dans l’ombre au début de la pièce (il en sera tout autrement lors du dénouement). m Le cadre spatio-temporel est fantaisiste dans le sens où il est aussi imprécis ou presque que celui d’un conte ou d’un apologue. D’un certain point de vue, le proverbe dramatique est d’ailleurs une sorte de parabole… L’association des archaïsmes et des registres comiques confère à cet ensemble 17

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un aspect disparate et étrange. Enfin, la présentation ironique, parodique et satirique des deux premiers personnages de la pièce par le Chœur donne un aspect profondément fantaisiste dans le sens que le romantisme allemand, dont s’inspire également Musset, a conféré à ce terme (voir Hoffmann, Kleist, etc.) : les personnages sont rendus irréels et semblent « faits de l’étoffe des rêves » (voir par exemple les illustrations de l’ouvrage qui reprennent des dessins caricaturaux de Musset)…

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 40 à 46) Examen des textes a Le Chœur assume d’abord dans cette première partie du texte une fonction explicative : il expose, commente et présente les faits passés et présents nécessaires à la compréhension de l’action à venir. Dans la seconde partie de la tirade, le Chœur assume davantage une fonction injonctive d’invocation : il s’agit d’émettre des souhaits et de proférer des mises en garde quant à la suite de l’action. z L’exposition du texte C paraît artificielle car elle se présente comme la répétition d’une scène qui vient d’avoir lieu, dans laquelle Silvestre expliquait ce que répète ici Octave. Le procédé utilisé est celui des questions oratoires ou « fermées » puisque les questions d’Octave comportent les réponses attendues. Il s’agit donc d’une confirmation, plus que d’une exposition, comme le souligne Silvestre lui-même. e L’exposition devient plus naturelle au moment où Octave cesse de questionner (à la demande de Silvestre, exaspéré) pour implorer son valet par des injonctions : « Conseille-moi ». L’exposition se tourne alors non plus vers les faits passés, bien connus de tous, mais vers l’avenir et les conséquences fâcheuses de ces événements. L’exposition bascule ainsi vers le futur de l’action et les dernières questions posées par Octave sont de vraies questions, des questions « ouvertes » et inquiètes qui attendent des réponses positives, celles que fournira l’intrigue de la pièce. r Le Comte cherche à être aimé pour lui-même, indépendamment de son titre qui peut attirer des aventurières et des ambitieuses. Il se déguise alors, selon un procédé très utilisé dans les comédies de Marivaux, pour connaître la vérité des sentiments qu’on peut lui porter : « je suis las des conquêtes que l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est doux d’être aimé 18

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pour soi-même », dit-il en effet. Il s’interrompt dans son monologue au moment où il allait dire en substance : « si je pouvais m’assurer sous ce déguisement » du cœur (des sentiments, de l’amour) de Rosine… t Elle est traditionnelle au sens où elle livre des informations relatives à la connaissance de l’action à venir : sujet de la pièce, événements passés, présentation des personnages (ici Serge et Marc) et relations (rapport d’amitié). En revanche, elle est moderne au sens où aucun élément d’intrigue n’apparaît, à la façon du tableau abstrait que Serge a acheté : tout est possible, le déroulement de l’action reste entièrement ouvert, aucun problème ne semble se poser (pas de nœud dramatique), à moins que ce tableau soit lui-même le problème qui va nouer de façon conflictuelle les relations amicales entretenues par Serge et Marc… Travaux d’écriture Question préliminaire En comparant ces cinq textes, nous remarquons les deux éléments principaux et caractéristiques d’une scène d’exposition : d’abord, les textes donnent au spectateur les informations nécessaires à la compréhension de l’action de la pièce (fonction informative) ; ensuite, il semble bien que ces textes aient pour fonction de capter l’attention du spectateur (fonction argumentative : convaincre de l’intérêt de la pièce). Ces scènes d’exposition ont une fonction informative ou explicative. Elles ont comme élément caractéristique de fournir des informations suffisantes pour que le spectateur comprenne l’action qui va se dérouler sous ses yeux. Ces informations concernent d’abord le sujet de la pièce. Les textes A, C et D montrent apparemment que l’action dramatique de ces comédies a pour sujet l’amour ou les relations amoureuses. Ces expositions présentent des « jeunes premiers », personnages typiques de la comédie, et évoquent le mariage (C et sans doute A) ou l’intrigue amoureuse (D). Le texte B présente une intrigue plus tragique (la persécution) et le texte E, aussi énigmatique que son titre, va apparemment parler d’« art ». Les informations renseignent également le spectateur sur les protagonistes (les personnages principaux). Les textes A, C et D présentent avec précision les héros de la pièce qui commence. Maître Blazius et Dame Pluche font respectivement les portraits de Perdican et de Camille (A), Octave est un jeune premier dont les projets sont contrariés par son père (C), le Comte se présente lui-même comme le protagoniste de l’intrigue amoureuse qui com19

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mence (D), le Chœur présente les protagonistes de l’histoire tragique des filles de Danaos, les Danaïdes (B) et enfin le monologue de Marc met au jour les relations qui l’unissent à Serge, l’autre protagoniste de la pièce (Yvan sera le troisième). Enfin, les informations sont aussi relatives au genre et au registre de la pièce. Les textes A, C, D se présentent comme des débuts de comédie. Le texte A, par son registre ironique (le Chœur), moqueur et satirique (caricatures des personnages grotesques, Dame Pluche et Maître Blazius), appartient manifestement au genre comique. Le texte C présente le canevas bien connu du mariage forcé que l’on trouve déjà dans la comédie latine et la commedia dell’arte et le texte D annonce très clairement une intrigue amoureuse. En revanche, le texte B introduit le spectateur dans un monde sombre, déprimé et désespéré du « malheur », celui de la tragédie. Le texte E, en tant qu’extrait d’une pièce moderne libérée de l’appartenance à un genre précis, est celui qui fournit le moins d’indications génériques, mais le sujet de la pièce tend néanmoins à l’apparenter à une comédie de mœurs. Ces scènes d’exposition ont également une valeur argumentative, persuasive. Elles doivent inciter le spectateur à s’intéresser à ce qui va suivre, elles cherchent à capter son attention. Le texte A révèle un mystère qui n’est pour l’instant pas élucidé, on sait seulement qu’il s’agit d’un jour bien particulier qui recèle des surprises (« quelque joyeuse bombance est dans l’air aujourd’hui »). Le texte C finit par des questions qui restent sans réponses, pour l’instant, et le texte D s’interrompt brutalement pour laisser place à la première péripétie de la pièce et révéler un étrange et « importun » personnage. Le texte B finit par des supplications qui laissent en suspens la suite et l’issue de l’action tragique : seront-elles en effet entendues ? Enfin, par son évidente discontinuité, le texte E laisse dans l’ombre de nombreux éléments et semble porter à l’inverse une attention marquée à l’achat d’un certain tableau… Commentaire 1. Une exposition « classique » (une exposition du théâtre « classique » ?) A. La composition de la scène La scène se compose de deux parties distinctes : une première partie, faite de questions-réponses, où Silvestre répond laconiquement à son maître, acquiesce et lui confirme ses propos. Cette première phase prend fin au moment où Silvestre, quelque peu exaspéré, met fin à cette répétition, 20

Acte I, scène 1

puisque manifestement Octave ne fait que répéter ce que Silvestre vient de lui dire. Le changement de ton et de modalité va de pair avec un changement d’orientation dans la scène : Octave demande conseil, et implore l’aide de son valet (« conseille-moi », etc.). Ainsi, la première partie semble très nettement orientée vers le passé (qu’elle ne fait que rappeler et même répéter) tandis que la seconde est tournée vers un avenir problématique que les deux personnages semblent redouter. Ces deux parties correspondent aux deux fonctions classiques de l’exposition au théâtre. B. La fonction informative Le spectateur apprend dès le début de la scène l’essentiel de ce qu’il doit connaître pour comprendre la suite de l’action : Octave est tombé « amoureux » durant l’absence de son père ; or celui-ci revient « dans la résolution de [le] marier […] avec une fille du seigneur Géronte ». C’est une intrigue classique de la comédie (voir Térence ou la commedia dell’arte) qui traite de l’éternel problème du « mariage forcé », pour reprendre le titre d’une pièce de Molière. C. La fonction rhétorique Elle a pour but de capter l’attention du lecteur en lui ouvrant des perspectives qui vont l’intéresser à la suite de l’action. Les deux personnages évoquent ainsi le probable courroux du père d’Octave, et les injonctions (« Conseille-moi ») ainsi que les interrogations angoissées qui concluent la scène (« Que dois-je faire ? Quelle résolution prendre ? À quel remède recourir ? ») font participer le spectateur activement et intellectuellement au déroulement de l’intrigue. Cette fonction implique ainsi que l’exposition n’apporte pas un ensemble exhaustif de renseignements, mais qu’elle sache ménager des attentes et des impatiences chez le spectateur. 2. Une exposition ludique : le jeu avec la convention théâtrale A. Une mise en scène ostentatoire de l’exposition Octave est précisément placé dans la position du spectateur lors d’une exposition : il apprend des choses et se demande avec inquiétude ce qui va se passer par la suite. Le dispositif mis en place par Molière exhibe l’aspect conventionnel et artificiel de l’exposition : elle est en effet répétée, redoublée, puisqu’Octave répète (pour confirmation) ce que Silvestre vient très probablement de lui apprendre. La solution la plus naturelle aurait été de représenter cette scène 21

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initiale où Silvestre informait Octave. L’exposition devient donc superflue pour les personnages (et Silvestre le fait bien comprendre à Octave). Or l’exposition doit être naturelle, nécessaire et vraisemblable, c’est-à-dire légitime et justifiée par l’action. Molière révèle donc l’illusion théâtrale qui vise à faire oublier la double énonciation : dans cette scène, les personnages parlent uniquement pour informer le public puisque leur dialogue se révèle parfaitement invraisemblable. B. Le comique de répétition La répétition devient la figure majeure de cette scène essentiellement répétitive dans sa présentation et on sait que la répétition est comique en cela même qu’elle semble mécanique. Les personnages de cette scène apparaissent alors et à bien des égards comme des doubles, comme des répliques, nécessairement comiques. De façon comique, Silvestre reprend de façon mécanique, en manière de confirmation il est vrai, la fin des répliques d’Octave : « ce matin même », « du seigneur Géronte », « de votre oncle », « par une lettre », « toutes nos affaires ». Dans la seconde partie de la scène, la répétition se transforme en parallélisme : Silvestre reprend à son compte les réflexions de son maître. Comme Octave, il demande à être conseillé lui-même ; comme lui, il redoute le retour du maître de la maison et craint également une sérieuse réprimande (« un nuage de coups de bâton »). La répétition s’exprime également sous la forme de réparties et de saillies comiques du pauvre valet qui renchérissent sur les répliques d’Octave (voir comment Octave cherche à rivaliser dans le malheur avec son maître). Dissertation 1. Le texte dramatique est une donnée majeure du spectacle théâtral A. Le texte : une nécessité au théâtre Le texte dramatique est nécessaire au jeu théâtral. La majeure partie des pièces de théâtre sont littéraires, ou du moins ont-elles un support verbal. La civilisation actuelle n’étant plus fondée sur la tradition orale, le texte reste le seul élément qui permette l’existence et la survie d’une pièce. B. Le théâtre : un genre littéraire Les auteurs dramatiques sont essentiellement des écrivains qui abordent le théâtre comme un genre littéraire à l’égal d’un autre (voir Hugo qui s’intéresse presque simultanément à la poésie, au théâtre et au roman ; voir également Musset bien sûr). Le théâtre est enseigné comme un genre littéraire à 22

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l’école, à l’université (par des professeurs de Lettres). Il est considéré dans l’enseignement avant tout comme un texte (faites référence à votre propre expérience). La critique d’une nouvelle pièce est avant tout une critique littéraire : on juge d’abord de la qualité du texte. C. Le théâtre : un objet littéraire La production théâtrale est identique aux autres objets littéraires : ce sont des livres. En outre, ils paraissent souvent avant même que le spectacle ne soit monté. En ce sens le théâtre est avant tout un objet livresque (la publication du livre précède la création de la pièce). Certains auteurs dramatiques ont même simplement publié des livres, sans que jamais leurs pièces ne soient jouées. Ainsi Musset publie une série de pièces jamais jouées de son vivant sous le titre collectif de Un spectacle dans un fauteuil entre 1832 et 1834 (dont fait partie On ne badine pas avec l’amour). 2. Cependant, le texte dramatique n’est pas suffisant au spectacle théâtral : le théâtre est essentiellement un art visuel (et non seulement un art littéraire) A. Le théâtre : un art de l’interprétation Les didascalies montrent bien que l’auteur du texte n’est qu’un des responsables du spectacle théâtral, au même titre que le metteur en scène, les acteurs, les techniciens, etc. Parfois même le metteur en scène est plus important que l’auteur et l’on va au théâtre pour voir la mise en scène de tel grand metteur en scène avant de venir voir une pièce que l’on connaît par cœur et qu’on a lu dix fois. Cela prouve que la mise en scène peut transfigurer un texte (parfois elle le rend bien plus intéressant qu’il ne l’est sur le papier). B. Le théâtre : un spectacle Le théâtre est un art verbal, mais également para-verbal : le décor, le son et la lumière sont signifiants. Les acteurs ne sont pas des machines à débiter du texte : ils doivent jouer avec la matière de leur voix pour faire vivre le texte, avec leur expression corporelle pour faire exister les personnages qu’ils incarnent.Tout prend sens au moment de la représentation : le texte ménage souvent une large place à l’interprétation du metteur en scène et des comédiens. C. Le théâtre : un art verbal et non exclusivement littéraire Si le théâtre est un art verbal, cela ne signifie pas nécessairement même qu’il soit un art littéraire. Les plus grands dramaturges ont souvent été avant toute chose de très grands comédiens : Molière en est l’exemple le plus évident. La commedia dell’arte (en Italie puis en France) repose sur des canevas et un art 23

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(« arte ») de l’improvisation. Des traditions théâtrales fortes (au Japon) par exemple fonctionnent sur des gestes et des cris plus que sur des paroles (voir Artaud, Le Théâtre et son double). Certains spectacles utilisent parfois la parole comme un paramètre non privilégié (voir la Compagnie Deschamps) ; enfin, les improvisations théâtrales montrent bien que le théâtre est verbal, sans être nécessairement littéraire ou textuel. Écriture d’invention Sujet 1 L’éloge de la « liberté de l’écriture » théâtrale devra bien entendu être étayé par une sorte de blâme de l’exposition en tant que « pure convention rhétorique » : les textes de Molière, de Musset pourront être sollicités pour montrer cette distance ironique des auteurs dramatiques à l’égard de cette convention. Un autre argument pourra être tiré de l’évolution même de l’écriture théâtrale : les scènes d’exposition sont remises en cause dès le XIXe siècle et sont l’objet de jeux avec le public, de parodies diverses et leur abandon progressif (ou leur redéfinition) n’a pas du tout eu pour conséquence un affaiblissement de la composition, de la qualité et de l’intérêt dramatiques. On sera donc sensible dans le cadre de ce sujet au point de vue des dramaturges et on s’intéressera plutôt à la création qu’à la réception de l’œuvre théâtrale. Un blâme qui consiste à condamner l’abandon de l’exposition va évidemment privilégier davantage le point de vue du spectateur, du public plutôt que celui des créateurs. On va s’intéresser aux problèmes de réception, comme nous y invite le sujet qui parle du « spectacle théâtral » et de la « relation avec le public ». Si l’on adopte ce point de vue, le blâme doit également se doubler, en creux, d’une sorte d’éloge de l’exposition. On rappellera que le théâtre est de toute façon un art conventionnel et qu’il est naïf ou absurde de vouloir éliminer une convention en raison même du fait qu’elle est une convention. En outre, on peut rappeler que cette convention est « rhétorique » dans le bon sens du terme car elle permet de convaincre (ou de persuader) de l’intérêt de la pièce, en même temps qu’elle donne au spectateur des éléments qui vont être nécessaires au plaisir qu’il va prendre au spectacle théâtral. Sujet 2 Dans sa forme, le traitement du sujet doit respecter les deux moments de la pensée délibérative : on se demande d’abord « si l’exposition est un élément artificiel et inutile qui accentue la convention théâtrale », puis, dans un second temps, on se demande à l’inverse « si elle ne rend pas plus crédible l’action dramatique et 24

Acte I, scène 1

favorise la compréhension du spectateur ». Dans son contenu, l’exercice peut reprendre les arguments utilisés dans le traitement du sujet 1.

AC T E I I , S C È N E 2 (p. 66)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 67 à 69) a Certes, la modalité déclarative est dominante ; mais c’est un constat que l’on peut faire au sujet de tous les textes, tant elle se présente comme la norme du texte écrit. En revanche, on remarque une présence importante de la modalité exclamative : neuf occurrences ! La sollicitation de la modalité exclamative suggère que le personnage est fortement perturbé, qu’il est en proie à une forte émotion : on sait en effet que l’exclamation est une modalité qui traduit l’émotivité de celui qui l’utilise. z Le personnage semble être animé du plus grand désespoir : « Ô malheureux que je suis ! » dit-il notamment au début du monologue. Ce malheur provient apparemment d’un « affront » qu’aurait subi le personnage : on peut donc également dire que Bridaine est particulièrement dépité. e Puisque, dans ce monologue, Bridaine exprime ses sentiments, il est tout à fait normal qu’il sollicite à ce point le registre lyrique. Il se traduit d’abord et avant tout par l’omniprésence des marques de la première personne (« je », « j’ », « me », « moi », « ma »), par l’emploi d’exclamations, par la présence du champ lexical de l’affectivité (« malheureux », « affront »), par les invocations et les interpellations (« Adieu », « Dieu ») et les apostrophes dites lyriques (« ô »). r On note la présence des trois temps de référence : passé (7 occurrences), présent (4 occurrences) et futur (10 occurrences). Le futur est le temps dominant. On remarque en outre que deux verbes au présent ont ici l’aspect de verbes au futur proche (« est certain », « retourne »). Le présent du repas est en fait un futur très proche : le repas va avoir lieu. Le passé n’est sollicité que pour mieux envisager l’avenir : Bridaine se souvient du repas de la veille pour constater que le futur ne va faire que reproduire le passé. Ainsi, l’objectif du texte concerne le futur et son objet, le type de réaction et de résolution que doit prendre le personnage. Le monologue est donc tourné vers une décision à venir, vers une résolution future qui engage une position nouvelle du personnage pour le reste de l’action. 25

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t Peu après avoir débité la moitié de son monologue, Bridaine énonce un «Non» à l’initiale d’une phrase, comme s’il répondait implicitement à une question fondamentale (selon lui) qu’il venait de se poser, sans néanmoins l’avoir explicitement formulée. Cette réponse équivaut à une décision: Bridaine refuse d’accepter ce nouvel état de fait qui le relègue au «bas bout de la table». y Cette prise de décision partage très nettement le monologue en deux parties distinctes : avant et après cette résolution, matérialisée par le « Non » de Bridaine. On parlera de délibération pour désigner les réflexions qui précèdent et néanmoins entraînent la décision et on nommera résolution la nouvelle position à laquelle aboutit le personnage. C’est l’évocation du passé récent décevant (« hier ») et d’un présent portant au comble de la disgrâce le sort du personnage qui conduit à une résolution qui engage l’avenir de l’action du personnage : « je ne souffrirai pas cet affront ». u Bridaine déplore la perte de sa « place d’honneur » à table, à la « droite du Baron ». Cette place vient de lui être subtilisée selon lui par Blazius, l’usurpateur, que l’on a vu, il est vrai, intriguer auprès du Baron en vue de déconsidérer Bridaine. C’est bien là, dans la perte de cette chaise, de ce « vénérable fauteuil » que réside le seul et unique mobile du monologue. Il est vrai que cela est lourd de conséquence : il n’aura plus droit aux meilleurs morceaux, et peut-être même sera-t-il privé de certains plats qui arriveront vides « au bas bout de la table » ; c’est du moins ce qu’il redoute par-dessus tout. i Si on recherche le thème de ce monologue par le relevé des champs lexicaux les plus importants, on ne peut qu’être impressionné par l’omniprésence du vocabulaire de la nourriture, de l’alimentation, de la cuisine, de la gastronomie : – le service de table est représenté par « place », « chaise », « table », « verre », « majordome », « plats », « fauteuil », « salle à manger », « convives » ; – la nourriture par « Malaga », « morceaux », « perdreaux », « choux », « carottes », « os », « pattes de poulet », « mets succulents », « bouteilles cachetées », « fumet », « venaisons » ; – et l’acte même de manger par « avalés », « dévorait », « gorgé de », auquel il faudrait ajouter toutes les sensations olfactives (« fumet sans pareil ») et gustatives (« venaisons cuites à point », « mets succulents »), etc. Il n’est donc question que de nourriture. C’est, avec la boisson, le seul mobile qui fait agir cette marionnette humaine, pour laquelle la religion n’est qu’un moyen de bien figurer à table et de manger démesurément. 26

Acte II, scène 2

o La fin du monologue montre un personnage qui s’adresse à ses vrais dieux : la nourriture et la boisson, au lieu d’implorer celui auquel il s’est voué comme prêtre (Dieu). Les trois anaphores finales, les trois adieux sont respectivement adressés au « vénérable fauteuil », aux « bouteilles cachetées », au « fumet sans pareil de venaisons cuites à point », à la « table splendide » et à la « noble salle à manger ». Ce sont les véritables destinataires du monologue auxquels s’adresse la résolution prise par Bridaine. q Malgré la trivialité du thème développé dans le monologue, Bridaine ne manque pas de recourir à de nombreuses expressions tragiques, telles que « Ô malheureux que je suis », qui pourrait bien appartenir à une tragédie racinienne (voir par exemple le fameux monologue de Titus à la scène 4 de l’acte IV de Bérénice) ou encore « je ne souffrirai pas cet affront », qui ressemble à une résolution héroïque, digne des tragédies de Corneille (voir Le Cid, acte I, scène 4). s Le procédé le plus remarquable est bien sûr l’anaphore de « Adieu » qui, par sa triple occurrence, scande et marque le rythme d’une période ternaire dont les trois propositions sont d’un volume syllabique à peu près égal (entre 20 et 25 syllabes). On peut également noter une série d’adjectifs antéposés qui tentent de conférer une certaine majesté et grandeur au discours : « vénérable fauteuil », « noble salle à manger ». On pourra enfin relever les apostrophes lyriques et les invocations dont on a déjà parlé. d Si l’on analyse de plus près la dernière phrase, on remarque qu’elle est également construite selon un rythme ternaire : elle comporte trois propositions organisées en cadence majeure (selon un crescendo) puisqu’elles sont de plus en plus volumineuses : la phrase s’amplifie et le dernier mouvement (qui débute avec « et ») se présente comme la chute d’un discours grandiloquent, car très convenu, rhétorique et presque scolaire. f Il y a bien sûr un décalage fondamental entre le sujet (vil et bas, vulgaire, trivial) et le style employé (qui vise le sublime, le ton élevé, le registre oratoire, la déclamation tragique).Traiter un sujet comme la perte d’une bonne place à table sur le mode tragique ou héroïque, c’est faire sans le savoir (et c’en est d’autant plus comique) une parodie ridicule du discours héroïque : on parle alors de parodie héroï-comique. g Dans ce monologue, la religion est systématiquement associée à la nourriture : « ô sainte Église catholique » suit la déploration de la perte des « choux » et des « carottes », l’invocation à Dieu apparaît à l’évocation de Blazius dévorant 27

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son repas : « Dieu ! comme il dévorait ! ». Le Baron est une sorte de Dieu ou de Christ (évocation de la Cène ?) dont on veut être « à la droite » ; les « mets succulents » deviennent de nouvelles idoles auxquelles on s’adresse comme à des divinités ; on vénère le fauteuil dans lequel on s’asseyait (« vénérable fauteuil »). La religion est manifestement un instrument commode pour assouvir le péché de gourmandise, le vice de l’avidité et de la cupidité : c’est par la prière que Bridaine s’est insinué jusqu’à la table du Baron : « Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité. » Cette collusion des valeurs les plus étrangères (le spirituel et le matériel) est à la fois choquante et comique, car Bridaine ne se rend même plus compte qu’il blasphème la religion qu’il croit servir : si le bénédicité semble sa prière préférée, c’est bien parce qu’on la dit avant de commencer un repas (pour remercier Dieu de sa prodigalité). h Cette comparaison prend place au cœur du dispositif héroï-comique mis en place par Musset : le décalage est évident et la disproportion par trop flagrante pour que cette image ne se révèle pas ridicule et grotesque ; mais elle révèle combien le château et la fréquentation du Baron restent pour Bridaine, comme Rome pour César, une sorte de paradis, un absolu que l’on ne quitte pas de bon gré.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 71 à 76) Examen des textes a Certes, le monologue d’Hamlet semble éloigné de l’enjeu dramatique de la pièce, tel qu’il se présente au début de l’acte III : Hamlet doit venger son père et tuer son assassin ; or rien dans ce monologue ne semble destiné à engager l’action du personnage dans ce sens. Pourtant, ce monologue métaphysique est bien également un monologue héroïque : Hamlet, devant l’impossibilité ou du moins la grande difficulté qu’il éprouve, pour de multiples raisons, à venger son père, se pose la question du suicide, qui apparaît alors comme une solution dramatique à son dilemme héroïque. Le monologue débouche en tout cas sur une conclusion qui montre la lucidité du héros et caractérise parfaitement le problème intérieur qu’affronte le personnage : « ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ». On peut alors penser que cette connaissance va pouvoir aider le héros à déterminer et conduire son action à venir. z L’argumentation de Don Diègue est bien construite. D’abord, dans les douze premiers vers, le personnage déplore son impuissance à pouvoir laver 28

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l’affront qui lui a été fait. Dans un deuxième temps (vers 13-14), au cœur du monologue, Don Diègue formule alors les termes de sa délibération sous la forme d’un dilemme (vers 14) : « mourir sans vengeance » ou « vivre dans la honte ». Doit-il alors se suicider ou abdiquer tout honneur ? Dans un troisième temps (vers 15 à 24), le personnage prend une décision qui est une double résolution. Il laisse la place de gouverneur à Don Gomes puisqu’il n’en est plus digne (vers 15 à 18), mais refuse de vivre sans être vengé, dans la honte (vers 19 à 24) ; son honneur sera vengé par un autre : « Passe pour me venger en de meilleures mains » (vers 24). e C’est au vers 14 qu’est formulé explicitement le problème fondamental que doit résoudre la délibération : « mourir sans vengeance ou vivre dans la honte ». C’est un dilemme car l’alternative n’est pas satisfaisante et confirme dans tous les cas l’impuissance du personnage à se venger. La délibération va alors consister à essayer de sortir le personnage de cette sorte d’« impasse » tragique à laquelle son honneur est condamné pour l’instant. r Harpagon construit son monologue selon le principe de l’accumulation et de l’amplification (qui conduit vite à l’exagération hyperbolique). Les propositions, organisées en séries, s’opposent et s’annulent les unes les autres à mesure qu’elles s’énoncent selon une logique (ou une absence de logique) absurde et comique. Pourtant, le monologue évolue puisque le personnage commence à poser des questions angoissées qui montrent sa panique et son trouble maniaque dans la première partie de son monologue pour finir par reprendre possession de ses esprits dans la seconde moitié. Cette maîtrise retrouvée se matérialise par un changement de nature dans les questions posées : elles deviennent inquisitoires et non plus suppliantes. Plus encore, la modalité exclamative laisse la place à l’injonction (« sortons », « allons vite »), de même que la volonté semble reprendre le pas sur l’affectivité comme le montrent certaines périphrases verbales : « je veux aller », « je veux faire ». t Harpagon déplore moins qu’il invoque, supplie, menace en fonction d’un caractère qui n’a pas la sensibilité comme trait dominant.Ainsi, le monologue devient vite une sorte de dialogue : Harpagon commence d’abord par invoquer de l’aide et c’est le sens de ses premières questions ; ensuite, le personnage s’adresse encore aux autres, mais cette fois-ci pour les menacer. Il est à noter, en outre, que le personnage parle à son argent perdu comme à un être cher et semble dédier une partie de son monologue à son « cher ami » : « sans toi, il m’est impossible de vivre ». L’aspect dialogique du monologue est également affirmé 29

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par les nombreuses interrogations et injonctions qui l’émaillent. Enfin, on peut considérer que le personnage, qui fait les questions et les réponses, est en état de dialogue avec lui-même, jusqu’à s’appréhender même comme un autre : « Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent coquin… […] Ah c’est moi. » Travaux d’écriture Question préliminaire Le monologue a d’abord comme fonction essentielle de permettre l’expression lyrique d’un sentiment. Les textes du corpus développent un sentiment qui exprime lyriquement l’idée d’un malheur, d’un désespoir fondamental. Les « douleurs », les « malheurs », les « maux » sont liés au fait d’exister dans le texte B. Un « affront » rend « malheureux » Bridaine dans le texte A et plonge Don Diègue dans la « rage » et le « désespoir » dans le texte C. Le malheur prend aussi la forme d’une déploration qui porte sur la perte d’un objet dans le texte D (« je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent ») ou d’un être cher dans le texte E (« pas retrouvée mon petit chou mon tigre mon salaud tu t’es sauvé »). La seconde fonction essentielle du monologue, qui est une conséquence du trouble affectif, consiste à permettre au personnage de conduire une délibération intérieure qui doit aboutir à une résolution, ou du moins à une prise de conscience. Le texte A permet à Bridaine, après délibération sur la conduite à tenir, de prendre une décision ferme qui se présente comme la réponse ferme à ce qu’il interprète comme un « affront ». Le texte B formule dès son début l’objet d’une délibération existentielle provoquée par une tentation suicidaire : « être ou ne pas être, c’est là la question ». Le texte C mène une délibération qui doit résoudre un cruel dilemme : « mourir sans vengeance ou vivre dans la honte ». Le texte D est une délibération continue qui accumule, dans une grande confusion, différentes décisions contradictoires ou impossibles à réaliser. Enfin, même le texte E, plus lyrique que véritablement délibératif, aboutit apparemment à une décision, mûrement réfléchie, obtenue après évocation du passé : « va te faire foutre, ça fait un an ». Commentaire On pourra adopter le plan suivant : 1. Un monologue délibératif A. Expression lyrique d’un sentiment • Apostrophes lyriques (« Ô ») : quatre occurrences. 30

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• Exclamations nombreuses : cinq occurrences. • Syntaxe qui traduit l’émotion : les phrases des quatorze premiers vers sont soit interrogatives, soit exclamatives (exclusivement). • Déploration élégiaque et champ lexical de l’affectivité (« rage », « désespoir », « cruel », etc.). B. Une délibération • Première partie du monologue : interrogations diverses qui traduisent l’aporie et le désarroi (vers 1 à 12). Au cœur du monologue : la formulation de l’objet de la délibération sous la forme d’un dilemme (vers 13-14). • Seconde partie du monologue (vers 15 à 24) : résolution et double décision (d’où les injonctions et la disparition des exclamations et interrogations). D’abord ce qui concerne le Comte et l’enjeu de la querelle (vers 15 à 18 : une phrase), puis ce qui concerne son honneur et sa vengeance (vers 19 à 24 : une phrase). 2. Un discours héroïque A. Une éthique de la gloire • Le code de l’honneur Tout ce qui ne sert pas cette « gloire » est contraire au code héroïque, d’où une opposition simple dans le texte entre un champ lexical de l’honneur : « respect », « admire », « gloire », « dignité », « honneur », « glorieux » et un champ lexical du déshonneur : « infamie », « honte », « sans honneur », « affront », « indigne », « offense ». • L’idéal épique et chevaleresque – valorisation de l’acte guerrier et de l’héroïsme (« travaux guerriers », « lauriers », « bras », « glorieux », « fer ») ; – rappel du serment de fidélité chevaleresque et de la vassalité féodale (« Mon bras qui tant de fois a sauvé cet empire / Tant de fois affermi le trône de son roi »). B. Une mise en scène de soi • L’exagération héroïque L’hyperbole est le mode de pensée du héros. Là encore, le héros aborde le monde selon des valeurs fermement établies, la grandeur ou la bassesse, qui sont autant de bornes entre lesquelles oscille son destin. Cette oscillation ne peut être qu’extrême, d’où les nombreuses exagérations, tant du côté de la gloire que du côté du déshonneur. Le héros est absolument héroïque (vers 5, 6 et 7) ou absolument indigne (« homme sans honneur » au vers 16, « le dernier des humains » au vers 23). Il n’y a pas de nuances ni de jugements relatifs dans 31

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un monde héroïque régi par des principes d’excellence humaine : ou bien on est tout, ou bien on n’est rien. • L’expression de soi ou le style oratoire de l’héroïsme – La gradation : le premier vers est particulièrement représentatif de cette recherche stylistique puisqu’il associe la répétition anaphorique de l’apostrophe et de l’exclamation à un rythme ternaire organisé en cadence majeure (2/4/6). – L’anaphore rhétorique : « Mon bras » répété aux vers 5 et 6. – Métonymie et synecdoque : « Mon bras », comme métonymie de son courage et de sa force guerrière, « fer », comme synecdoque pour désigner l’épée sont des expressions du langage héroïque. – Antithèse : sous la forme d’un paradoxe au vers 11 (« nouvelle dignité fatale à mon bonheur »), au vers 22 (« M’a servi de parade et non pas de défense »), au vers 10 (« Œuvre de tant de jours en un jour effacée ») : présence en outre d’un chiasme à l’hémistiche qui met en valeur cette disproportion qui caractérise le monde héroïque. C. La formulation d’un conflit tragique Le héros est celui qui a accès à la grandeur tragique et qui l’éprouve pour son plus grand malheur mais aussi pour sa gloire. • Le conflit intérieur : la métonymie n’est pas ici un « inutile ornement », elle exprime cette opposition entre le corps (« Mon bras ») et l’âme (« ne fait rien pour moi »). La principale offense que subit Don Diègue ne provient évidemment pas de l’affront du Comte, mais de son impuissance physique à y répondre, c’est ce qui explique sa résolution de laisser la voie libre à son rival (vers 15 à 18). Le véritable obstacle à sa gloire et à son honneur, c’est cette « vieillesse ennemie » qui le déshonore en faisant de lui un « corps tout de glace ». L’apostrophe oratoire adressée à son épée, qui devient le destinataire de la fin du monologue (à partir du vers 19), montre également cette séparation du corps (et de la honte) de la vertu héroïque (le « fer » de l’épée). • Le dilemme : c’est la forme que prend l’objet de la délibération chez le héros cornélien et c’est la formulation même du conflit tragique en tant que nœud inextricable. Il est donc formulé au vers 14, au centre du monologue, sous la forme d’une question délibérative, fondée sur un parallélisme de construction et une symétrie parfaite dans les deux hémistiches (« Et mourir sans vengeance / et vivre dans la honte »). Le dilemme montre bien que les valeurs héroïques ne sont pas liées à la conservation de soi : le problème qui agite Don Diègue n’est pas de savoir s’il vivra ou mourra (la vie n’a pas 32

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nécessairement de valeur et la mort n’est pas à redouter), mais de savoir s’il peut sauver son honneur de la honte. Dissertation 1. Le théâtre n’est pas un genre lyrique A. Le genre dramatique La différenciation traditionnelle et classique entre poésie lyrique et poésie dramatique vise à montrer que si le théâtre a pu utiliser le vers, il ne doit en aucun cas être confondu avec le lyrisme. Le registre lyrique a son genre propre depuis le travail de définition générique mené par le classicisme : c’est la poésie. Le genre poétique finit ainsi, notamment après l’abandon du vers par le théâtre, par devenir essentiellement lyrique. Le théâtre se dégage alors de tous les ornements du lyrisme pour les laisser au genre qui en est le support privilégié: la poésie. Il est à noter que cette clarification des genres permet également de distinguer le dramatique du narratif en montrant que la présentation dramatique est directe et ne passe pas par la médiation d’un narrateur qui rapporte des événements ou des actions. Ainsi, on peut considérer qu’il existe trois grands genres : l’épique (ou le narratif), le lyrique et le dramatique (voir par exemple Genette, Introduction à l’architexte, dans Théorie des genres [collectif] aux Éditions du Seuil). B. Le dialogisme (concept emprunté à Bakhtine) Autant le lyrisme est par nature « monologique », autant le théâtre se définit bien évidemment comme « dialogisme » fondamental. De même qu’on ne peut, ou avec quelles difficultés (et quel intérêt ?) faire du théâtre sans personnages, il semble difficile de faire du théâtre sans vrai dialogue, sans véritable dialogisme. Si l’on remonte jusqu’à l’origine même du théâtre occidental en Grèce, on se rend compte que ce genre naît au moment où l’on oppose un acteur au récitant (ou au Chœur). Le théâtre naît avec la notion de personnage, avec le dialogue, et se distingue ainsi de la récitation telle qu’elle avait cours jusquelà en Grèce. C. La représentation d’une action L’action est au cœur du système dramatique. Le mot drama signifie en grec « action ».Ainsi, le théâtre vise à représenter (et non à raconter) des événements et non à exprimer (directement) des sentiments. Le théâtre est donc « fiction » et non « diction » pour reprendre des termes de Genette, mais il est également représentation d’une fiction et non narration d’une fiction. S’il est donc pos33

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sible de concevoir un théâtre sans personnages, il est en revanche tout à fait impossible, à moins d’en dénaturer le sens, de concevoir un théâtre sans action. Le genre dramatique s’oppose donc doublement au genre lyrique : c’est la représentation (et non l’expression) d’une action (et non de sentiments). Pourtant, cette approche issue d’une réflexion de bons sens par ailleurs trop abstraite et théorique ne rend pas nécessairement compte de la complexité d’un genre et ne prend pas en considération certains éléments dramaturgiques et historiques essentiels liés à sa pratique. 2. Le lyrisme au théâtre A. L’origine : le chant À l’origine, le théâtre était sans doute très proche de ce qu’on nomme aujourd’hui « théâtre lyrique » ou « opéra ». Les tragédies antiques étaient construites selon une alternance de parties chantées et de parties dialoguées. Le chœur antique est finalement le personnage le plus important, tout du moins le plus présent sur la scène : il entre en chantant (parodos), reste sur place durant toute la durée de la pièce et ponctue chaque épisode d’un chant (stasimon). Enfin, la plupart du temps il quitte l’espace scénique à la fin de la tragédie (exodos) au cours d’un chant dialogué (kommos). L’opéra apparaît au XVIe siècle comme un avatar du théâtre. De la même façon, le théâtre médiéval (la mise en scène des Mystères) est essentiellement lyrique, c’est-à-dire chanté. Enfin, encore au XVIIe siècle, de nombreuses pièces de théâtre sont des comédies-ballets : voir les pièces de Molière, et notamment sa dernière comédie, Le Malade imaginaire. B. La nature du spectacle théâtral Le théâtre se définit aussi comme la transmission de sentiments : joyeux et euphoriques dans la comédie et plus tristes dans la tragédie : Aristote précise même que le spectacle tragique doit susciter « terreur » et « pitié ». Certaines tragédies de la Renaissance (celles de Jodelle, Garnier, Jean de la Péruse) sont d’ailleurs essentiellement lyriques : il s’agit de montrer un personnage qui exprime son malheur par une suite de déplorations tragiques. L’action n’est placée qu’en arrière-plan : tous les événements se déroulent hors-scène et le public ne voit que des personnages qui viennent exprimer leur trouble, leur conflit, leur désespoir. C. Le cas du monologue Certains éléments importants de la dramaturgie montrent ce besoin lyrique inscrit au cœur du théâtre : il s’agit notamment du monologue. On a vu que 34

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le monologue avait bien comme fonction essentielle de transmettre l’expression lyrique d’un sentiment. Avec les grandes scènes d’action, le début et la fin d’une pièce, les monologues constituent les scènes capitales d’un spectacle théâtral. Cela est tellement vrai qu’au moment de la grande renaissance du théâtre en France, au début du XVIIe siècle, les dramaturges ont pu lui donner une place tout à fait étonnante : entre 15 et 25 monologues par pièce. Les redéfinitions modernes et contemporaines du monologue vont de pair avec l’extension de celui-ci : il a tendance à couvrir l’ensemble d’une pièce et il devient alors soliloque (voir Beckett, Oh les beaux jours, Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Melquiot, L’Inattendu). 3. Le théâtre : un art total A. Le théâtre comme synthèse • La différenciation entre tragédie et comédie Le problème du lyrisme au théâtre est finalement complexe si on examine les genres dramatiques traditionnels. La tragédie a une forte tendance, originelle, historique et essentielle à représenter lyriquement des sentiments portés par des personnages ; elle a en outre comme objectif d’en faire naître chez le spectateur. En revanche, cette tendance lyrique est bien moins prégnante dans la comédie, qui se rapprocherait davantage du genre narratif que du genre lyrique. Son objectif est même tout à fait anti-lyrique : aucune empathie ne doit normalement naître devant les caractères comiques représentés sur scène, à la différence de ce qui doit se passer dans la tragédie. • Le drame, comme dépassement des genres et des registres Avec la naissance du drame aux XVIIIe et XIXe siècles apparaît une nouvelle vision du monde et du théâtre qui en fait le reflet grossissant et intelligent de la complexité de la réalité dans ce qu’elle a de mixte, mélangé, composite : tous les registres, dont le lyrique, sont alors sollicités pour donner corps à un genre qui se donne l’apparence de la vie. B. Le théâtre comme dépassement du monologisme lyrique par le dialogisme dramatique • Le monologue et le soliloque On a vu que le monologue restait un élément moteur et capital de l’action dramatique alors même qu’il a pour fonction d’exprimer lyriquement un sentiment : il est un moment de pause, de bilan, de délibération qui permet au personnage d’engager son action dans un sens qu’il détermine à mesure 35

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de l’évolution des événements. En outre, la valeur dramatique de certains soliloques, que certaines mises en scène ont révélé, montre que le lyrisme ne s’oppose pas sur ce point à l’exigence dramatique. • Le dramatique comme polyphonie lyrique Le lyrisme n’est donc pas nécessairement étranger au théâtre : il doit simplement se présenter sous une forme dramatique ; il doit pouvoir être objectivé, représenté et dramatisé par un conflit qui le dynamise. Musset en est l’illustration évidente : si sa poésie semble souvent dialogique, son théâtre semble en retour particulièrement lyrique. Il s’en est expliqué dans un article intitulé Sur le théâtre : « Dans cette multitude de spectateurs, dans ces acteurs qui vont et viennent, dans tout cet appareil, dans toutes ces pensées, il semble qu’il n’y ait qu’une pensée unique et un seul homme qui parle à un autre homme » (Musset, Œuvres complètes, Éditions du Seuil, « L’Intégrale », p.931). Invention On peut donner à l’appui de ce sujet d’autres monologues plus longs et nettement plus délibératifs : Bérénice, IV, 4 (monologue de Titus), Andromaque,V, 1 (monologue d’Hermione), Zaïre de Voltaire (acte III, scène 3) et bien sûr on pourra avoir recours aux fameuses stances du Cid (acte I, scène 6) qui présentent une série de dilemmes avant d’aboutir à une décision qui fait prévaloir l’honneur sur la passion amoureuse. On attirera également l’attention sur le court, mais néanmoins très délibératif monologue de Perdican au début de la scène 1 de l’acte III… Il s’agit de produire une sorte de méditation personnelle (ce n’est pas un dialogue délibératif) : la délibération doit suivre les mouvements contradictoires de la pensée sans perdre pour autant en clarté. La démarche de la délibération reste donc libre.Toutefois, on peut orienter le travail dans deux directions : • Soit on construit la délibération sous une forme dissertative : on analyse alors en deux moments distincts et successifs les deux positions dans l’ordre le plus favorable à l’expression d’une préférence finale et donc à une conclusion logique qui exprimera la résolution adoptée, après la confrontation des deux systèmes de valeurs (respect de la loi ou valeurs de l’amitié). • Soit on adopte une approche plus franchement délibérative, c’est-à-dire plus littéraire et thématique en délibérant sur chaque élément particulier, sur chaque argument qui justifie l’une ou l’autre thèse.

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AC T E I I , S C È N E 4 (pp. 79 à 82)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 84 à 87) a Le récit d’un événement extraordinaire, annoncé dès le début de la scène (« Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire »), ne survient véritablement qu’aux 5e et 7e répliques, de façon lacunaire : (« Imaginez que j’ai vu passer sous la fenêtre Dame Pluche hors d’haleine […]. Et à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille ») puisque l’information inédite et insolite ne sera livrée qu’au moment où Blazius révélera ce que les personnages en question se disaient… z Si l’on élimine, dans le discours de Blazius, les premières répliques, superflues, qui ne traitent que des circonstances de l’action relatée par le récit et les dernières qui en sont le commentaire absurde, on se rend compte que le récit, à proprement parler, ne couvre que les répliques 5 à 13 (soit 9 sur 24), et si l’on ne tient compte que des répliques de Blazius qui est finalement le seul à pouvoir rapporter ce récit, et parmi celles-ci uniquement celles qui apportent des informations nouvelles, on ne compte plus alors que les répliques 5, 7, 11, 13 (soit 4 répliques sur 24). e Le récit est constitué symétriquement de deux répliques (5 et 7) qui racontent une action et décrivent l’attitude des personnages et de deux répliques qui rapportent au discours direct les paroles prononcées par les deux personnages (11 et 13). Ainsi, le récit se présente comme une petite comédie, constituée de deux sortes de didascalies qui donnent des informations sur le décor, l’attitude des personnages (« hors d’haleine », « rouge de colère ») et de deux sortes de répliques que représenteraient ici les paroles rapportées au discours direct. r Dans les deux cas, la scène, typique au théâtre, de « récit de messager », est pervertie en scène de délation : elles commencent toutes deux par la même accroche : « Seigneur, j’ai un mot à vous dire » (I, 5), « Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire » (II, 4). La scène 4 de l’acte II reprend les mêmes motifs présents en I, 5 : la boisson et la fenêtre qui permet de voir sans être vu. Elle met également en scène la délation : en I, 5, Blazius dénonce Bridaine et Bridaine dénonce l’attitude séductrice de Perdican de la même façon qu’en II, 4, Blazius dénonce l’attitude frivole de Camille. t La scène 4 de l’acte II semble répéter ce qui a été représenté à la scène 1 de l’acte II. En effet, Camille donne bien un billet à Pluche pour qu’elle le 37

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remette à Perdican. Pluche s’y refuse et s’offusque, mais Camille insiste et réitère cet ordre à sa gouvernante (fin de la scène). y Même si tout ne nous est pas montré en II, 1, nous avons des éléments qui permettent de mieux comprendre ce que Blazius a entendu. Le principal décalage que l’on constate – et il est fondamental –, c’est que Blazius, n’ayant pas entendu le début de la conversation entre Pluche et Camille, n’a pas compris que le pronom personnel de la troisième personne désigne Perdican, d’où le quiproquo comique de la scène 4 de l’acte II. u Blazius s’interrompt essentiellement pour faire des digressions (« je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de l’étrusque »), ou des modifications correctives, ou épanorthoses (« je veux dire… ») qui cherchent à masquer son ivrognerie et son ivresse. Les interruptions provoquées par le Baron sont des commentaires, la plupart du temps étonnés, ou des demandes de précision dues à des lacunes ou des ambiguïtés (ou amphibologies grammaticales par exemple). Le Baron détourne lui aussi le récit de son objectif principal en se fixant sur des détails : « de la famille ? », « qui était rouge de colère », « dans la luzerne ? » et en ralentissant, en anticipant et en contrariant le récit même que tente de conduire à son terme Blazius : « et que répondait la gouvernante ? ». i Les digressions portent d’abord sur les circonstances de l’énoncé (réplique 1) et de l’énonciation (réplique 2). Elles portent ensuite sur l’intelligibilité même de l’énoncé (« Pourquoi », « qui », « que »), sur sa validité (« comment savezvous »). Elles se présentent aussi comme des commentaires superflus (« voilà qui est incompréhensible », « cela est inouï », « cela est insolite », « je n’y comprends rien »). o Blazius se répète car il est interrompu : ses trois premières répliques disent à peu près la même chose sur le plan de leur contenu et il doit répéter l’information scandaleuse pour être bien entendu du baron (« votre nièce a une correspondance secrète »). Le Baron se répète à un niveau plus formel : ses remarques disent à peu près toutes la même chose, à savoir qu’il ne comprend plus ce qui se passe autour de lui (« je n’y comprends rien ») et de la même façon, par l’utilisation d’adjectifs hyperboliques et négatifs (« voilà qui est incompréhensible », « insupportable », « inexplicables », « cela est inouï », « cela est insolite », « impossible ») qui trahissent son désarroi. q En apparence, le dialogue respecte les règles d’enchaînement. Mais les enchaînements dits « sur le mot » (« famille », « hors d’haleine », « rouge de colère », 38

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« dans la luzerne ») ne sont que des façons de ralentir, de contrarier et de rendre incompréhensible le récit.Ainsi, comme pour le langage en général, la forme est respectée, mais la communication est vidée de tout contenu sérieux : on ne parle ici que pour ne rien dire. s Les très nombreux adjectifs négatifs produits par dérivation préfixale (en l’occurrence avec le préfixe privatif in-) sont des formes de négation : « incompréhensible », « insupportable », « inexplicables », « inouï », « insolite », « impossible ». Ils indiquent une incommunicabilité fondamentale entre les personnages, qui double de façon grotesque le malentendu qui existe entre Perdican et Camille. d Une amphibologie grammaticale est relevée par le Baron : le groupe adjectival « rouge de colère » se rapporte-t-il à Pluche ou à Camille ? Le récit de Blazius est également imprécis car il ne précise jamais la nature du pronom personnel : « il » reste ambigu ; le quiproquo est d’ailleurs fondé sur cette ambiguïté. f L’ébriété de Blazius transparaît d’abord par son manque de maîtrise qui le fait avouer la vérité, puis se reprendre, par une série de modifications (épanorthoses) qui émaillent son discours (« je veux dire… »). Elle transparaît de la même façon quand il réussit à masquer un hoquet d’ivresse (« hic » qui se place là où était attendu sans doute le mot problème par exemple) en le répétant et en l’incluant dans une expression latine « hic jacet lepus », alors qu’il sait bien pourtant que le Baron ne peut la comprendre. g Blazius se prend pour une personne avisée, pour un maître de la science déductive, pour un orateur judiciaire qui résout les difficultés et les énigmes par la seule force de son raisonnement logique. Devant le Baron, il commence à jouer au plus fin et cherche à lui prouver sa supériorité, ou du moins sa valeur intellectuelle : « Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait […] Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète. » h Les répliques répétitives du Baron (« je n’y comprends rien », « voilà qui est incompréhensible », « insupportable », « inexplicables », « cela est inouï », « cela est insolite », « impossible ») en font un être mécanique voué à reproduire éternellement les mêmes paroles. En outre, sa propension à l’hyperbole montre davantage encore le décalage qu’il entretient avec la réalité. j Blazius fait l’erreur de reprendre un discours étranger, placé dans une autre situation de communication, en en gardant les mêmes désignations spécifiques. Ainsi, à cause d’un malentendu évident, mais aussi d’une certaine bêtise, il ne cherche pas à déterminer qui représente le pronom personnel : il 39

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est possible en effet que ce soit un jeune homme « sans nom », un « gardeur de dindons », mais il s’avère qu’il s’agit de Perdican dont le nom est simplement repris par une anaphore pronominale (« il »). k Le Baron ne semble répéter qu’une seule et unique réplique (« je n’y comprends rien », « voilà qui est incompréhensible », « insupportable », « inexplicables », « cela est inouï », « cela est insolite », « impossible »). Cette répétition est en soi comique. Les enchaînements dits « sur le mot » impliquent également des répétitions comiques (« famille », « hors d’haleine », « rouge de colère », « dans la luzerne ») ou un comique de répétition. l Les expressions du Baron sont quasiment toutes hyperboliques et le comique naît de l’incroyable décalage qui existe entre ce qu’on lui raconte et sa réaction (« Ma nièce, rouge de colère ! Cela est inouï ! »). C’est cette disproportion qui est comique : à la fin de ce dialogue, le Baron prendra un ton de tragédie pour commenter ce qu’on vient de lui raconter : « Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées. » m Blazius montre une emphase ridicule, disproportionnée et hyperbolique qui ne semble qu’une imitation creuse de formules rhétoriques issues de l’art oratoire judiciaire : « Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je n’y trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie.Votre nièce a une correspondance secrète. » Cette formule parodie nettement les péroraisons (ou conclusions) judiciaires. C’est ainsi, semble-t-il que l’on peut interpréter sa dernière réplique : l’expression latine et pédante du début est caractéristique de ce style rhétorique et judiciaire. Après une accroche en latin, digne des plus grands avocats, pense-t-il, Blazius commence sa dernière réplique en définissant et caractérisant le problème à résoudre ; puis il utilise la forme du syllogisme (ici faux syllogisme ou enthymème, typique de l’argumentation judiciaire) pour arriver à une conclusion absurde sur un strict plan logique qui s’avère désastreuse pour le Baron et sa famille. Or le Baron l’avait déjà mis en garde par deux fois (« De l’honneur de la famille ! », « Songezvous de qui vous parlez ? »). Blazius, pour ne pas tomber en disgrâce ou être renvoyé, décide alors de se contredire : « Cependant, il est impossible que votre nièce, avec l’éducation qu’elle a reçue… » Le raisonnement n’a donc plus aucun sens et la réplique n’a plus de raison d’être, il s’arrête donc de façon abrupte : « voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y comprends rien non plus que vous ». Cette imitation comique, cette parodie montre le ridicule du personnage en raison 40

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du fait que son argumentation ne va déboucher sur rien. Sur le plan du dialogue et de la progression de l’information, cette réplique est alors complètement inutile, superflue, c’est ce qui en détermine la vertu comique.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 89 à 96) Examen des textes a Le Quaker commence d’abord par présenter John Bell dans une réplique faussement élogieuse – qui en outre parodie le fameux ecce homo évangélique adressé au Christ : John Bell, le faux sauveur des temps de la dégradation morale et sociale ? Les anaphores (« voilà ») emphatiques mettent d’autant plus en valeur le décalage et la contradiction de la modernité : le « riche » est le « juste » devant la loi ! Les autres répliques utilisent l’antiphrase ironique : « Bien dit, tu es beau comme… », « Courage ami, je n’ai jamais entendu… un raisonnement plus sain que le tien », « ce n’est que du bon sens, maître John ». L’ironie consiste ici certes à laisser voir ce qu’on pense (par des exagérations visibles qui finissent par sonner faux) tout en disant le contraire (antiphrase), mais elle se comprend surtout comme une imitation parodique des raisonnements adverses : ce que dit le Quaker avec emphase et exagération, le pouvoir politique le pense et la société le met en application. C’est là que réside la force de l’ironie : elle n’est pas que pirouette intellectuelle, c’est une mise en scène parodique et satirique de la parole de l’autre, présentée dès lors comme absurde et impensable. z Le cynisme de John Bell est fondé sur une reconnaissance d’un hiatus entre la vraie justice et la réalité, entre l’état de droit et l’état de fait : « Je suis juste selon la loi. » C’est cette vision nihiliste qui fait du pur état de fait la mesure de toute vérité et de toute valeur qui rendent les répliques de John Bell si cyniques : « Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. » Le raisonnement de John Bell n’est pas universaliste (il ne se met pas à la place de l’autre, par sympathie et compassion : c’est le fondement de la morale), il est à l’inverse pragmatique (fondement philosophique de l’économie capitaliste) et il inverse la loi morale : il demande que ceux qui le critiquent se mettent à sa place (et disent ce qu’ils feraient…). C’est évidemment une justification de l’égoïsme, de l’intérêt particulier et de la loi positive (ce qui est juste, c’est ce que dit la loi !). 41

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e Les deux thèses s’affrontent et se définissent clairement à la fin du texte. John Bell se défend en arguant du fait que ce qu’il fait, qui peut être choquant, est permis par la loi et qu’il n’a donc rien à se reprocher : « Je suis juste selon la loi », dit-il. C’est sur ce point que le Quaker semble le contredire : « Et ta loi est-elle juste selon Dieu ? » Le Quaker insinue par cette question que la loi positive que défend John Bell est injuste en ce sens qu’elle bafoue les droits de l’homme à la liberté, à la propriété, à la dignité. Le capitalisme de John Bell est associé à un nouveau féodalisme : « tu es le baron absolu de ta fabrique féodale ». Les deux thèses s’affrontent donc autour du problème de la justice et de sa définition : John Bell défend le droit positif (la loi écrite) tandis que le Quaker défend le droit naturel (les valeurs universelles et implicites qui devraient fonder la loi juste). r Le premier élément grotesque provient de la confusion entre des éléments de discours philosophique (en l’occurrence hégélien) et une situation matérielle et burlesque (le roi est presque nu et s’habille). Le grotesque est d’autant plus manifeste que le roi se prend pour un absolu philosophique (« la substance, c’est l’en-soi, et ça, c’est moi ») et confond même les éléments philosophiques et les parties de son habillement : « Les catégories sont dans la plus affreuse confusion, voilà deux boutons de boutonnés en trop… », par exemple. L’ironie est très forte ici car elle s’attaque évidemment à la philosophie hégélienne comme support et justification du pouvoir, mais aussi à ceux qui, comme le roi, exercent ce pouvoir : ils sont en effet assimilés à de purs et simples substances (en-soi), sans conscience, sans liberté, sans esprit ; ce sont des marionnettes, des automates qui fonctionnent comme de la matière inerte. La suite de la scène montre ce fonctionnement absurde du personnage qui dévoile l’inanité de son esprit (le nœud du mouchoir), sa bêtise et son cynisme inconscient (« je voulais me souvenir de mon peuple »), le pur mécanisme de sa parole : le roi parle pour ne rien dire, ses phrases n’ont aucun sens, ses mots ne portent aucune trace d’une quelconque réflexion suivie. C’est une marionnette qui dysfonctionne car elle tente de se faire passer pour ce qu’elle ne sera jamais, ce qu’elle ne peut être, à savoir un être humain, capable de sensibilité, d’imagination et d’intelligence. t Le baron de Gerpivrac est odieux car il justifie son époque et sa dureté dans les rapports sociaux d’un simple point de vue factuel, par ce qu’on appelle le relativisme historique : chaque époque a ses valeurs, chaque société a ses fondements et il ne faut pas juger le présent par le passé puisque tout se 42

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vaut. Chaque époque a sa particularité : le passé faisait la promotion de la fraternité, le présent, quant à lui, cherche la rentabilité. Il justifie donc son attitude par l’état de fait sans faire appel à un quelconque système de valeurs qui le fonderait universellement. Il est donc cynique, méprisant et vaniteux. Il est en outre intolérant et tyrannique : il ne supporte pas la contradiction (et supprimerait bien la « liberté d’expression »). Enfin, il est pervers : il cherche à abuser de sa position dominante pour contraindre et pour assouvir ses pulsions : il se détache d’Eurydice quand il perçoit qu’il peut facilement séduire une « ouvrière » pauvre et simple (« C’est ignorant, c’est primitif, c’est niais. Je sens que je deviens amoureux »). Travaux d’écriture Question préliminaire La satire prend une forme bien particulière, mais sollicite différentes tonalités. Elle a d’abord recours bien évidemment à la caricature, c’est la forme privilégiée de la satire : les personnages qui font l’objet de la critique romantique (le Baron et Blazius, John Bell, le Roi Pierre, le baron de Gerpivrac) se dénoncent eux-mêmes par leur bêtise grotesque (le Baron, Blazius, le Roi Pierre) et par leur cynisme (John Bell, le baron de Gerpivrac) à l’issue d’un traitement littéraire caractérisé par l’exagération hyperbolique. Ces personnages deviennent des types, des emblèmes qui représentent l’ensemble d’un système social et politique. Cependant, cette satire romantique prend des tonalités différentes et sollicite des registres assez variés. Dans les textes A et C, la critique satirique se présente sous la forme d’une fantaisie comique absurde et grotesque ; en revanche, dans les textes B et D, la critique est plus sérieuse : elle s’y présente également sous la forme d’une ironie spirituelle et amusée (avec Eurydice dans le texte D : « Elle commence à avoir de l’esprit. C’est ennuyeux ») ou franchement acerbe et polémique (texte B, avec le personnage du Quaker). Commentaire 1. Un débat d’idées A. L’argumentation de John Bell • Thèse (voir examen des textes). • Argumentation. Arguments inductifs fondés sur l’exemple et le modèle : John Bell généralise à partir de son parcours particulier et s’érige comme un modèle de travail et 43

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de réussite par le mérite. Il prend ainsi à témoin par des questions oratoires l’assemblée des ouvriers. Il se présente comme le support d’une identification possible (tirade aux ouvriers), il est le modèle du « self-made man » du capitalisme anglo-saxon, il s’est fait tout seul et comme ses ouvriers il est parti de rien : « Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. » • Fondement idéologique : le pragmatisme ou le principe de réalité. Contre tout idéalisme, compris comme dogmatisme absurde, John Bell justifie la situation présente (car elle arrange bien son égoïsme) en faisant une équation entre réalité et vérité ou justice. C’est le fondement de la tautologie bourgeoise (la loi, c’est la loi, c’est ainsi et pas autrement, il faut faire avec, etc.) : « Je suis juste selon la loi », il se fonde sur le seul principe du droit positif et refuse toute critique sur le plan des valeurs (c’est son nihilisme : il n’y a rien d’autre de vrai que ce qui est). Le droit, c’est la loi (voir examen des textes). Il inverse la loi morale (se mettre à la place de l’autre : compassion et sympathie) en règle pragmatique (mettez-vous à ma place) : « Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux et surtout économes. » B. La réfutation du Quaker • Thèse (voir examen des textes). • Arguments fondés sur le fait (description et énumération). Par le biais de questions oratoires qui répondent à celles de John Bell, le Quaker tente de démontrer la toute-puissance insupportable du chef de la fabrique. Il décrit l’étendue de l’emprise de John Bell pour le contraindre à la modération, voire à la charité. Il dresse un tableau de son pouvoir jusqu’à en faire une sorte de monarque absolu, mais archaïque et tyrannique : « La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. – Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale. » Il en montre la disproportion par l’utilisation d’hyperboles, pour que son interlocuteur prenne conscience du scandale que constitue son pouvoir économique. • Fondement idéologique : l’idéalisme chrétien. Le Quaker représente un système de valeurs totalement opposé à celui de John Bell ; il est fondé sur le respect de valeurs qui transcendent la loi et qui prennent racine dans une conception universaliste de la morale (les droits de l’homme en tant que créature de Dieu au respect et à la dignité). Selon lui le fait doit être fondé sur la valeur, le droit positif sur le droit naturel : « Et ta loi est-elle juste selon Dieu ? » 44

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2. Une satire de la modernité capitaliste A. La caricature • John Bell est un type plus qu’un personnage : il réunit tous les défauts de ceux dont il est l’emblème vivant et caractéristique : « Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi. » Il est particulièrement cynique (voir examen des textes et question préliminaire : « Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi ») et pratique l’abus de pouvoir sans vergogne et sans scrupules : « Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n’aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village. » • L’utilisation des hyperboles (toute la tirade du Quaker) : « Quelle minute de leur existence ne t’est pas donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte pas un schilling ? », etc. B. L’ironie Une des principales armes du Quaker dans sa critique est l’ironie (voir examen des textes). Elle se fonde sur l’antiphrase et elle a comme objectif de ridiculiser les idées adverses en les reprenant de façon hyperbolique, en les exagérant pour les rendre odieuses et inadmissibles. Il suggère ainsi que certains hommes puissants de son pays pourraient très bien tenir ce discours intenable devant John Bell : la critique dépasse l’interlocuteur pour toucher l’ensemble d’une société qui permet et soutient la toute-puissance de ce genre de personne : « Courage, ami ! je n’ai jamais entendu au Parlement de raisonnement plus sain que le tien. » Le Quaker renchérit sur les positions de John Bell pour les rendre insupportables, mais aussi pour montrer par ce décalage qu’il n’en partage pas les vues. Dissertation 1. Le théâtre et la critique de la société A. Le théâtre : un art public Par définition, le théâtre est directement lié à la société vivante que représente le public. Il n’existe que socialement et son mode de présentation implique la notion et la concrétisation d’une collectivité, celle du public sur lequel le théâtre se propose d’agir par toutes sortes de moyens.Tout le prédispose à être un art propice à la critique ou à la satire de la société : voir la préface de Lucrèce Borgia de Victor Hugo : « Le théâtre […] a de nos jours une importance immense, et qui tend à s’accroître sans cesse avec la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. » 45

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B. La comédie, représentation critique de la société • L’ancienne comédie Dans l’Antiquité grecque, la comédie ancienne (Aristophane) se comportait comme un miroir et une réflexion sur les sujets les plus contemporains à tel point que certaines allusions restent à jamais incompréhensibles : voir Les Nuées par exemple. Ainsi, dans Lysistrata,Aristophane se fait l’écho des revendications féminines et remet en cause la société des hommes. • La nouvelle comédie Par la suite, la comédie va moins s’intéresser à la politique qu’aux mœurs : c’est la nouvelle comédie de Ménandre, que Plaute et Térence imiteront plus tard à Rome. Il s’agit alors de critiquer et de corriger les mœurs et les caractères excessifs. Horace, le poète latin, a bien caractérisé les buts de cette comédie : « castigat ridendo mores » (l’auteur comique châtie les mœurs par le rire). Les grands thèmes comiques apparaissent alors : le type de l’avare, le mariage forcé, les pères intransigeants, les conditions sociales, etc. • La comédie classique La commedia dell’arte va reprendre à son compte tous ces thèmes d’intrigue pour en faire des canevas dramatiques, supports d’improvisations. La comédie classique en France voit Molière élargir cette approche (« plaire et instruire ») à des problèmes beaucoup plus sensibles : le pouvoir de la religion (Tartuffe), de la noblesse (Dom Juan, George Dandin), la bêtise de la bourgeoisie montante (Le Bourgeois gentilhomme, Monsieur de Pourceaugnac), les vices de la société de cour, fondée sur l’hypocrisie et la fausseté des rapports humains (Le Misanthrope), l’éducation des filles (L’École des femmes, Les Femmes savantes), etc. C. Le drame Le drame, en tant que synthèse de la tragédie et de la comédie, va chercher à généraliser la portée morale de la comédie à la tragédie tout en essayant de rendre la comédie plus touchante (et plus proche ainsi de la tragédie), c’est-àdire plus apte à corriger les mœurs (Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux). Le drame romantique, qu’il soit historique (Ruy Blas, Hernani ou Le roi s’amuse) ou moderne (Anthony, Chatterton), parle de et à la société en des termes pour le moins critiques : le drame a une « mission sociale », nous dit justement Hugo (préface de Lucrèce Borgia). Le drame moderne et contemporain a repris à son compte cette donnée fondamentale : une esthétique de la distanciation chez Brecht et des pièces, comme Rhinocéros de Ionesco hier, comme celles de Vinaver ou de Michel Deutsch (Imprécations 36) aujourd’hui, continuent de porter haut cette exigence critique du théâtre. 46

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2. La diversité des formes théâtrales A. Les genres dramatiques L’ancienne théorie des genres avait l’intérêt de signifier que le théâtre avait plusieurs objectifs différents et si à la comédie était dévolu un rôle de critique sociale et morale, en revanche la tragédie se voyait confier une mission (la purgation des passions) et des sujets (la représentation des passions) plus psychologiques ou même métaphysiques (la notion de transcendance et la représentation de la fatalité). B. Des registres variés • Au théâtre, à côté du comique et du tragique, on constate la présence de tendances lyriques (voir la dissertation du questionnaire n° 2 et le théâtre symboliste de Maeterlinck), pathétiques, voire fantastiques (le mélodrame révolutionnaire ou romantique), etc. • Le comique lui-même n’est pas que satirique ; il n’a pas seulement une visée critique ni une mission sociale : il peut être poétique (Audiberti), fantaisiste (Tardieu, Obaldia), absurde et philosophique (Ionesco, Beckett). La critique des mœurs est d’ailleurs souvent un simple prétexte pour faire rire de situations purement dramatiques, comme les quiproquos et les coups de théâtre qui émaillent le vaudeville (Labiche) ou le théâtre dit « de boulevard » (Feydeau). C. La multiplicité des approches théâtrales • Critiquer : la critique sociale est un aspect certes important, mais non exclusif de la mission du théâtre. • Montrer : représenter, décrire ou raconter (le théâtre historique, le théâtre mythique, le théâtre documentaire et le théâtre du réel). • Réfléchir (au théâtre et sur le théâtre) : cas de conscience, aperçus métaphysiques, psychologiques, réflexions éthiques, etc. • Jouer, s’amuser : le plaisir du théâtre, de l’imagination, de l’expression corporelle, de l’improvisation, du spectacle et de l’événement pur (théâtre de rue, arts du cirque, jeux d’improvisations). • Toucher : émouvoir, faire passer une émotion, un sentiment ou impressionner, transformer, agir sur le spectateur. Invention • Le sujet ne pose pas de difficultés majeures : il demande néanmoins à bien connaître les techniques dramatiques, et notamment l’échange des répliques et les types d’enchaînements possibles. Le texte B en est un bon exemple. 47

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• On peut aussi trouver des illustrations intéressantes pour ce sujet chez Diderot, dans Le Neveu de Rameau, ou dans Jacques le fataliste par exemple. • On peut évidemment solliciter aussi (et surtout) le théâtre de Shakespeare (notamment Hamlet) et les œuvres romantiques qui ont su mettre en scène l’ironie romantique au théâtre : Musset, Büchner, Griboïedov (Le Malheur d’avoir trop d’esprit), Hugo, etc.

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◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 109 à 111) a La colère est mentionnée comme signe d’une tension maximale du personnage d’abord par Perdican, à propos de Camille : « Tu es en colère en vérité » et ensuite par Camille, à propos de Perdican : « Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi. » On remarquera encore une fois comment Musset fait l’économie de didascalies inutiles et utilise la parole des personnages pour fournir des indications de jeu. z La maîtrise du dialogue bascule manifestement de Camille vers Perdican au moment où Camille conclut son argumentation en regrettant même d’en avoir trop dit : « J’ai eu tort de parler ; j’ai la vie entière sur les lèvres… » C’est à ce moment-là précisément que Perdican émet le souhait de prendre la parole et de répondre au discours de Camille : « j’ai bien envie de te répondre un mot ». e L’ampleur des répliques a tendance à très nettement s’inverser au moment où Camille conclut son discours et Perdican décide de lui répondre véritablement. Jusque-là, Camille avait les plus longues répliques : on peut même, à quelques exceptions près, considérer qu’elle s’exprimait essentiellement par tirades, alors que Perdican ne formulait que de très courtes répliques. À partir du moment où Perdican décide de « répondre un mot » à Camille, cette logique s’inverse complètement : le jeune homme s’exprime essentiellement par tirades et la jeune femme ne répond que par de très courtes répliques. r Camille expose très clairement sa thèse (sa conception idéale de l’amour) au début de cette séquence qui clôt le long dialogue par un affrontement des personnages et une confrontation des idées ; elle dit en effet : « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. » 48

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t Camille commence par exposer sa thèse, comme on l’a vu, puis, dans une première tirade, cherche à montrer sa supériorité en traitant avec pitié (compassion), condescendance et mépris : d’après elle, l’avenir lui donnera raison (« Pensez à moi qui prierai pour vous »). Dans la tirade suivante, elle utilise ce qu’on appelle un argument ad hominem (ou ad personam). C’est un argument qui vise à disqualifier les arguments d’une personne en faisant allusion à la vie, aux mœurs, au caractère de cette personne. C’est un argument évidemment très polémique : Camille cherche à montrer que Perdican ne croit pas à l’amour, que l’amour n’est pour lui qu’un synonyme de la débauche (« Y croyez-vous, vous qui parlez ?… »). Enfin, Camille termine son argumentation en alléguant la sincérité de son projet et la cohérence de ses convictions (voir les deux dernières répliques de Camille). Sa stratégie est donc assez simple : elle expose sa thèse, puis réfute la position adverse comme hypocrite et insincère en la caricaturant pour enfin se montrer comme sincère et authentique (elle se donne, elle, corps et âme à celui qu’elle aime, pour toujours, comme l’implique le serment qu’elle s’apprête à faire). y Camille fonde l’ensemble de son argumentation sur la sincérité : sincérité du témoignage des nonnes sur l’amour des hommes, sincérité de sa propre conduite (cinquième réplique de Camille), sincérité de son propos (sixième réplique de Camille : « J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres »). u Perdican, à l’inverse de Camille, termine son argumentation par l’exposé de sa thèse (dernière tirade de la scène et de l’acte). Perdican accepte l’amour comme un fait humain, c’est-à-dire comme « l’union de deux êtres si imparfaits et si affreux ». L’amour des hommes et des femmes ne peut donc être comparé à l’amour divin : comme eux, il est éphémère (et non éternel), il est mortel, il est souvent le résultat d’erreurs et de déceptions ; mais c’est malgré tout « une chose sainte et sublime » car elle permet à l’homme d’être vrai, de coïncider avec lui-même, d’être vraiment lui-même. Il faut donc accepter le risque de l’amour (ce que ne veut pas faire Camille). L’amour est, selon Perdican, un maître de sincérité et d’authenticité car il est l’expression d’une vérité des sentiments, si passagère soit-elle. i Perdican commence son argumentation par la réfutation de la valeur de l’expérience que Camille a pu recevoir dans son monastère : il tente de démontrer que toute cette conception de l’amour humain comme vil et bas n’est que fausseté, hypocrisie et amertume (les trois premières répliques de Perdican). Ensuite, il réfute la conception de Camille selon la même stratégie 49

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argumentative : Camille n’est pas sincère dans son argumentation, elle est davantage quand elle accepte d’être elle-même et d’aimer simplement comme au début de la scène (quatrième réplique de Perdican). Enfin, dans sa dernière réplique, Perdican expose sa conception de l’amour comme refus de la perfection et de l’éternité, comme éloge de l’intensité et de la sincérité du cœur où se conjuguent dans un moment de grâce vérité et beauté. Il a alors recours à la concession : dans un premier temps, il reprend la position de Camille au sujet de l’amour humain en la radicalisant (« Tous les hommes… fange ») pour mieux, dans un second temps de l’argumentation, en montrer les limites (« mais il y a au monde… mon ennui »). o Perdican cherche à mettre au jour l’hypocrisie des nonnes qui ont inspiré les discours de Camille. Perdican cherche également à démontrer l’insincérité de Camille qui lui semble répéter une leçon apprise : Camille est insincère car elle vit par procuration, elle a une conception de l’amour des hommes qu’elle a empruntée aux nonnes qu’elle a pu côtoyer au couvent. Selon Perdican, Camille n’est pas elle-même, elle est comme sous influence, elle n’est pas sincère, elle n’est pas authentique. q Camille sollicite plusieurs procédés littéraires et stylistiques pour dénigrer Perdican et ses convictions. Elle utilise par exemple l’hyperbole pour exagérer et déconsidérer le passé amoureux de Perdican : « Vous voilà courbé devant moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses. » Elle se sert également du raisonnement analogique et de la comparaison pour dénigrer le discours de Perdican : « Vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. » Par le biais de la comparaison, elle assimile également de façon dégradante l’amour selon Perdican à un marchandage, à un commerce, à un échange dévalorisé : « Estce donc une monnaie que votre amour pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? » s Perdican sollicite à de nombreuses reprises l’anaphore rhétorique dans le cadre de questions rhétoriques (ou oratoires) : « Es-tu sûre » (quatre fois de suite), « Sais-tu » (trois fois de suite), « savent-elles » (deux fois de suite). Elles représentent autant d’interpellations qui mettent Camille dans une position défensive ; en outre leur répétition représente une remise en cause quantitativement importante des arguments de Camille, car ces questions sont autant de réfutations. 50

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d La dernière tirade de Camille est empreinte d’une majesté et d’une emphase presque tragiques : elle utilise notamment une synecdoque courante du théâtre tragique : « il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera » (le fer = l’épée, ici le rasoir). Enfin, elle termine son discours par une hyperbole qui marque sa résolution, sa sincérité et son entier dévouement : « la mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau ». f Perdican sollicite à de nombreuses reprises les modalités phrastiques qui prennent en compte la présence d’un interlocuteur : modalité interrogative (questions oratoires la plupart du temps), modalité exclamative (« Ô mon enfant ! », « Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme… », « eh bien ! Camille… »), modalité injonctive (« dis-leur », « retourne à ton couvent… réponds »). Perdican cherche à impliquer, à toucher, à interpeller son interlocuteur pour mieux le convaincre. g La dernière tirade de Camille est composée de deux phrases : la première est très courte, et la seconde beaucoup plus longue ; mais elle est en fait constituée également d’un ensemble de courtes propositions juxtaposées ou coordonnées qui encadrent les quelques propositions principales et leurs subordonnées et qui suggèrent une émotion étouffante, un souffle coupé, un rythme haletant. La chute de la tirade est le seul endroit où la syntaxe prend l’ampleur d’une période binaire (« et quand… la mèche »). h La première phrase de la tirade est constituée d’une proposition introductive et d’une période de trois séquences séparées par des points-virgules (les hommes, les femmes, le monde) : cette série forme la protase (la montée). Le point d’acmé se situe au début de la quatrième séquence syntaxique commençant par « mais » qui indique un basculement, un renversement : c’est l’apodose qui va conduire la période à sa chute. Cette même structure en quatre temps composée d’une série ternaire, puis d’une ultime séquence isolée placée en opposition logique se retrouve dans la phrase suivante : les répétitions de « souvent » rendent encore plus sensible ce rythme (« souvent », « souvent », « souvent » ; « mais… »). Le schéma rythmique imprègne toute cette tirade puisque les propositions suivantes s’organisent également ainsi : rythme ternaire (« on est sur le bord », « on se retourne », « et on se dit »), rythme ternaire avec chute (« j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé »). La conclusion suit en revanche un schéma binaire qui reprend néanmoins la structure en opposition que l’on observait jusque-là (« C’est moi… et non pas »). 51

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◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 113 à 119) Examen des textes a Antigone défend l’idée qu’il existe des « lois non écrites », en l’occurrence celles du sacré, des dieux, et qu’il faut les respecter autant, sinon plus, que celles que les humains inventent. Ce sont les lois traditionnelles, mais aussi des lois naturelles, car elles dictent le respect dû aux morts. Créon, en revanche, défend l’idée qu’il n’y a de lois que positives, écrites et inscrites dans le droit politique et considère que tout ce qui a trait à la cité qu’il administre est en son pouvoir législatif. Ce sont ses décrets qui dictent la loi. Le débat est fondamental et il est célèbre pour cela : il oppose deux conceptions radicalement opposées de la notion de loi, deux visions différentes de la justice. z Antigone sollicite des arguments fondés sur les valeurs : elle tend à montrer que ces « lois non écrites » sont « éternelles » et universelles ; dès lors Créon passe pour un être hors norme, anormal puisqu’il refuse ce qui a toujours été accepté. Elle renverse la perspective et c’est Créon qui devient l’exception, Antigone représentant la norme : « ils pensent comme moi ». Créon cherche également à marginaliser la position d’Antigone en suggérant qu’elle est seule à soutenir ce paradoxe insoutenable (rendre les honneurs à un traître) : « Toi seule pense ainsi parmi ces Cadméens. » L’autre opposition réside sur la justification intrinsèque des deux thèses : Créon considère que la loi peut et doit s’appliquer dans toute sa rigueur même à un mort, pour l’exemple, et Antigone sera châtiée en raison de ce même principe : la morale, la religion, la sphère privée ne peuvent rivaliser avec la décision politique ou publique qui est universelle et garante de l’application juste de la loi. Il n’y a qu’une loi, celle de l’État. Antigone considère que pour ce qui a trait à ce qu’on ne connaît pas (le surnaturel), pour ce qui a trait à l’individualité (le respect), la loi n’a pas à légiférer : les dieux jugeront du Bien ou du Mal. Créon s’arroge un droit qui n’est pas le sien, celui de juger un mort. e Antigone est plus convaincante car elle ne cherche pas à défendre ou à justifier celui qui est considéré comme un traître, elle refuse ce débat. Dans un sens, elle reconnaît que Créon peut avoir raison sur le plan politique : elle est ainsi plus tolérante puisqu’elle reconnaît la loi de Créon et accepte la mort qui lui revient comme châtiment. Elle défend des valeurs universelles et de bon sens (lieu de la qualité en rhétorique) : l’amour, le respect, la modestie envers les dieux. Elle présente un « ethos » très favorable : elle se montre 52

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comme un être faible devant Créon qu’elle considère comme tout-puissant. Enfin, son acte paraît désintéressé : elle l’a fait pour son frère, elle est courageuse et accepte la mort. r De nombreuses phrases sont injonctives et se présentent comme des énoncés contraignants : chaque personnage essaie de contraindre l’autre par des impératifs (« ne dis pas cela »), des verbes « jussifs » (« je t’interdis », « je veux », « je ne veux pas », etc.). En outre, on peut remarquer un certain nombre de phrases interrogatives qui témoignent de cette volonté d’interpeller l’interlocuteur : « Qu’est-ce que tu racontes », ou de le maîtriser (par des interro-négatives) : « N’es-tu pas ma petite sœur ? », « N’es-tu pas une vieille fille ? » t La maîtrise du dialogue s’inverse progressivement : la grande sœur fait acte d’autorité sur la « gamine », avant de se voir contredite puis contrainte à s’adoucir et même à écouter vraiment son interlocuteur. La seconde partie du dialogue montre en effet la sœur en train de questionner gentiment la gamine, voire de l’implorer. La gamine a donc réussi à inverser les relations initiales et la sœur sollicite un ton bien différent à la fin de la scène : « Ne m’abandonne pas, ne me laisse pas toute seule », etc. y La confrontation réutilise des formes classiques du langage dramatique : maximes (« l’expérience du malheur ne sert à rien… »), stichomythies (« N’es-tu pas ma petite sœur ? », « N’es-tu pas une vieille fille ? » ; « je veux le retrouver », « Tu ne le retrouveras pas », « je le retrouverai », etc.) qui se répondent termes à termes. u Cette joute verbale se développe dans un dialogue qui sollicite une progression et un enchaînement des répliques très rapide et alerte. La plupart des répliques suivent le principe de l’enchaînement (ou réplique) sur le mot : la réplique prend appui sur le dernier mot (ou un des derniers mots) de la réplique précédente de telle sorte que les personnages semblent pratiquement se couper la parole : enchaînement sur « interdis »/« interdire », « expérience », « parents », « aimé »/« aimée », « malheureuse », « pleurer »/« pleure », « retrouver »/« retrouveras »/« retrouverai », « venger ». Travaux d’écriture Question préliminaire Les trois textes ont comme point commun d’organiser l’affrontement selon une logique paroxystique : il s’organise en un crescendo qui culmine en un point d’acmé et éventuellement se relâche en suivant un mouvement de decrescendo. Leur mise en œuvre est cependant différente. 53

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Dans le texte A, chaque personnage prend en charge et à son compte une partie du dialogue (la première pour Camille, la seconde pour Perdican) : à l’intérieur de ce mouvement, chaque personnage déploie son argumentation et laisse exprimer son affectivité selon une progression qui culmine à la fin de chaque séquence : « Tu es en colère en vérité », « la colère vous prend aussi ». Ainsi l’aboutissement de chaque mouvement d’idée et d’humeur coïncide avec son achèvement et son accomplissement : quand Camille est arrivée au point extrême de son discours, elle s’arrête et laisse Perdican à son tour s’exprimer. Celui-ci s’arrêtera également au moment où il atteindra le point d’acmé de son discours (il marquera ainsi par là la fin de la scène). Dans le texte B, la montée quasi chromatique de l’agôn vers son paroxysme se fait en deux temps et selon un crescendo : les personnages commencent d’abord par exposer leur point de vue en de longues répliques (deux tirades pour Antigone et une seule pour Créon) ; puis le conflit se radicalise et s’exacerbe avec la transformation de ces répliques en stichomythies, où les personnages se répondent brutalement et rapidement vers à vers (en grec), phrase à phrase (en traduction). On peut remarquer que les stichomythies sollicitent la forme de la maxime (« Le bon ne se met pas sur le rang du méchant », « L’ennemi même mort n’est jamais un ami »). Enfin, dans le texte C, le dialogue s’organise selon différentes progressions successives : d’abord, le conflit s’exacerbe une première fois à l’initiative de la sœur qui cherche à contraindre la gamine : ce premier mouvement s’accomplit au moment de l’échange des stichomythies (« N’es-tu pas… »). À ce moment-là, le dialogue se détend et la sœur change de ton envers la gamine (« mon étourneau », « mon petit martinet »). Il s’opère alors un renversement : c’est à l’initiative de la gamine que repart le dialogue conflictuel qui aboutit de nouveau à une série de stichomythies (« Je veux le retrouver », « Tu ne le retrouveras pas »). À partir de cet échange vif, la tension décroît : la sœur accepte la position de la gamine (« Et qu’est-ce que tu feras quand tu l’auras retrouvé ? ») et finit même par l’implorer (« Non, ne m’abandonne pas… Il n’y a que toi dans toute ma vie »). Commentaire 1. Un affrontement verbal A. La progression du dialogue Voir « Question préliminaire » et « Examen des textes », question 5. • Séries successives de moments de tension et de relâchement, mais tendance générale à l’accalmie progressive : le dialogue s’apaise progressivement. 54

Acte II, scène 5

• Le dialogue conflictuel (les répliques sont des armes lancées contre l’autre) au début devient à la fin un véritable questionnement, un véritable échange entre une résolution et une supplication. • Inversion de la maîtrise entre le début et la fin du dialogue : la sœur est peu à peu battue par la gamine et passe d’un ton injonctif et jussif à celui de la prière et de l’imploration. Cette inversion est caractérisée par l’inversion hiérarchique : « Je suis désormais plus vieille que toi », dit la gamine à sa sœur aînée. B. L’enchaînement des répliques Voir « Examen des textes », question 7. Répliques sur le mot : vivacité du dialogue, enchaînement alerte et dynamique. Certaines répliques se structurent en fonction même de ce qui précède : « le regard de ta sœur, de ton frère et de tes parents » / « Ce sont mes parents, mon frère et ma sœur que… ». C. Les formes du langage dramatique Voir « Examen des textes », question 6. • Sentences ou maximes : « L’expérience du malheur ne sert à rien… ». • Stichomythies : « N’es-tu pas », etc. • Répétitions et reprises polémiques des répliques de l’autre avec inversion ou négation : « N’es-tu pas », « retrouver », « retrouveras pas », « retrouverai ». • Parallélisme et symétrie des répliques : « Tu es… Et moi, je suis » / « Toi, tu es… Moi, je suis ». 2. Un échange impossible A. Les modalités, les actes du langage • Chaque personnage essaie d’imposer son désir ou sa volonté à l’autre. S’exprimer : s’affirmer (le je, le moi), affirmer son désir. Impressionner : agir sur l’autre (le tu, le toi), imposer son désir. • Injonctions, impératifs : ordre, défense (« Je t’interdis », « Ne dis pas ») et prière, supplication (« je t’en supplie, ne m’abandonne pas »), etc. • Interpellations ou fausses questions : « Qu’est-ce que tu racontes ? », « De quelle expérience parles-tu ? », « Comment oses-tu dire cela ? ». • Questions oratoires qui contraignent le destinataire : « N’es-tu pas… ». B. L’expression d’un désir impossible • Chaîne tragique : la sœur aime la gamine qui en aime un autre qui ne l’aime pas… • Expression du désir et non de l’amour : l’ordre, puis la supplication fonde la demande de la sœur qui est à la fois trop haute (dans l’ordre) puis trop basse 55

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(dans la supplication) pour construire une relation normale, désintéressée, non fondée sur l’emprise (l’amour) : voir les marques de la possession (« mon étourneau », « ma petite sœur »), les diminutifs et autres noms d’oiseaux (« petit moineau », « mon petit martinet », « colombe innocente »). • Décalages : la sœur veut offrir ce qu’elle n’a pas, ne connaît pas (l’amour : « Tu n’as jamais été aimée ») à quelqu’un qui n’en veut pas (la gamine : « Je ne veux pas être aimée »). C. L’incommunicabilité et la solitude des consciences • La sœur pervertit en quelque sorte l’échange amoureux ou passionnel en une relation purement négative qui la protégeait de l’angoisse et de la solitude : « ne m’abandonne pas, ne me laisse pas toute seule ». • Le malheur qui isole : selon la gamine, la sœur a raté sa vie (son passé est un échec) et la gamine se présente comme quelqu’un qui n’a plus d’avenir : « Moi je suis vieille, je suis perdue. » Le seul échange proposé serait la communication d’un malheur partagé, mais les deux sœurs sont séparées à jamais par quelque chose qui les rend incompréhensibles l’une à l’autre : « Toi, tu es une vierge prolongée. […] Moi je suis vieille, je suis violée, je suis perdue. » Même leur solitude respective les isole au lieu de les réunir : la gamine la revendique alors que la sœur cherche à la fuir (dernière réplique). • Le langage ne communique rien, il n’est qu’un instrument d’emprise affective, qu’un instrument de pouvoir, que l’expression d’un désir qui cherche à se réaliser, que d’une volonté qui cherche à s’affirmer : le seul résultat auquel aboutit ce dialogue est à évaluer en termes de puissance, de pouvoir puisqu’il montre l’affrontement du manque et du désir (la sœur) et du refus de la dette (la gamine). La communication se présente donc comme un échange mercantile impossible entre une demande suppliante et une offre impossible. Dissertation 1. Le conflit comme affrontement A. Les genres dramatiques et le conflit C’est en fonction de la nature du conflit (ou du nœud) que la dramaturgie classique a pu distinguer les genres dramatiques en comédie (conflit surmontable et surmonté) et tragédie (conflit insurmontable et insoluble). B. L’affrontement Les formes théâtrales les plus sommaires et les plus rudimentaires montrent que l’action et l’intérêt dramatiques naissent de la présence d’un conflit entre des désirs et des volontés contradictoires et opposés : les manifestations les 56

Acte II, scène 5

plus évidentes en sont le plus souvent physiques, c’est le corps à corps, c’est la bastonnade chez Guignol, voire dans la commedia dell’arte ou dans la farce (Le Médecin malgré lui, Les Fourberies de Scapin), etc. Les formes plus élaborées n’en suivent pas moins le même canevas dramatique : voir par exemple Antigone de Sophocle (texte B), dont l’action peut se résumer en un affrontement entre deux personnages et deux systèmes de valeurs.Voir aussi On ne badine pas avec l’amour (texte A). C. Les faux obstacles du conflit Le quiproquo dans la comédie ou dans le vaudeville, la péripétie et la reconnaissance dans les drames et mélodrames sont des formes dramatiques du conflit qui se présentent comme de faux obstacles, puisqu’ils ne sont pas fondés. Ils n’en restent pas moins de formidables instruments dramatiques à produire du conflit, et donc de l’action et de l’intérêt pour le spectateur (exemples innombrables à citer). 2. Le conflit comme déchirement A. La passion : intériorisation moderne du conflit tragique « L’homme, qu’il s’agit de nous montrer, tombe dans le péril ou le malheur par une cause qui est hors de lui ou en lui-même : hors de lui, c’est le destin, le devoir, la parenté, l’action de la nature et des hommes ; en lui, ce sont les passions, les vices, les vertus ; voilà la source de la différence des deux tragédies […]. Dans presque toutes les tragédies antiques, le malheur du principal personnage naissait d’une cause étrangère ; la fatalité y présidait […]. Mais ce qu’ils nommaient destin ou fatalité n’existe plus pour nous […]. La passion est donc devenue la base, ou plutôt l’axe des tragédies modernes. Au lieu de se mêler à l’intrigue pour la compliquer et pour la nouer comme autrefois, elle est maintenant la cause première. Elle naît d’elle-même et tout vient d’elle : une passion et un obstacle, voilà le résumé de presque toutes nos pièces. » (Alfred de Musset, « De la tragédie », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1838.) Même dans la comédie, dans Badine par exemple, le cas de conscience montre l’intériorisation du conflit : dans le monologue de Perdican au début de la scène 1 de l’acte IIII, le conflit n’oppose plus les deux jeunes gens, il traverse la sensibilité du personnage qui se pose la question de savoir s’il aime ou non. B. Le cas de conscience, le dilemme, le problème Les monologues délibératifs sont de parfaits exemples de cette intériorisation du conflit : voir par exemple Bérénice, IV, 4 (monologue de Titus), Andromaque, V, 1 (monologue d’Hermione), Zaïre de Voltaire (acte III, scène 3) et bien sûr on pourra avoir recours aux fameuses stances du Cid (acte I, scène 6) qui pré57

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sentent une série de dilemmes. Même dans le cas de Bridaine, on peut considérer que le conflit qu’il oppose se double, comme le montre son monologue (en II, 2), d’un conflit intérieur entre son intérêt (rester chez le Baron pour bien y manger) et son « honneur » qui l’incite à partir. C. Les vrais obstacles dans le conflit dramatique Ils sont doubles, à la fois intérieurs et extérieurs. En effet, si ce n’est pas le cas, soit il reste purement intérieur et donc invisible (l’intérêt dramatique se perd), soit il est purement extérieur et alors ce n’est plus qu’un obstacle à éliminer, éventuellement physiquement. L’intrigue d’Hamlet est en ce sens un chef-d’œuvre (le conflit est tout autant moral, métaphysique que purement dramatique), celle de Lorenzaccio également. Que dire de l’action de Badine ? Le dénouement montre bien que le conflit était intérieur autant qu’extérieur et au moment où l’obstacle intérieur tombe (avec l’aveu réciproque), naît un nouvel obstacle extérieur (la mort de Rosette)… 3. Le théâtre comme représentation directe d’actions A. Le rapport entre le conflit et le théâtre D’une part, le conflit n’est pas propre au théâtre : d’autres formes artistiques ou littéraires l’utilisent, ne serait-ce que la musique ou les arts plastiques où les oppositions sont au fondement même de la nature et de la définition de ces arts. Le conflit existe également dans d’autres genres littéraires, comme le récit, dont rend compte par exemple le schéma narratif que l’on peut appliquer aux contes. D’autre part, le conflit n’est pas co-extensif au théâtre : il existe des formes de dramaturgie qui ignorent cet aspect. Ainsi, la présence d’un conflit n’implique pas qu’il y ait nécessairement théâtre et le théâtre n’implique pas fondamentalement l’idée de conflit. En revanche, ce qui appartient en propre au théâtre, c’est la représentation directe d’actions (dont le conflit n’est qu’un mode de présence et de présentation) : voir la célèbre définition de la tragédie (qui vaut pour le théâtre en général) par Aristote en tant qu’imitation d’une action. B. La représentation comme expression d’une action Représenter une action équivaut souvent pour le théâtre, qui est un art essentiellement verbal, à dire, voire à raconter l’action sur scène. Pour des raisons de bienséance et de vraisemblance, le théâtre antique et le théâtre classique ont usé et abusé du récit. La représentation tend alors à représenter « ce qui s’est passé » et non véritablement « ce qui se passe », selon la distinction de Barthes (dans Histoire des spectacles, « Le théâtre grec », Encyclopédie de la 58

Acte III, scène 3

Pléiade). C’est cette forme épique du théâtre que le romantisme voudra évacuer (voir Stendhal, dans Racine et Shakespeare). C. Le théâtre épique et le théâtre dramatique Cette conception intellectuelle du théâtre comme discours (plus que comme action) reste pourtant aujourd’hui très vivace et a été renouvelée par le théâtre-récit, ou narratif, qui continue d’être très productif. Il a su s’inspirer du théâtre dit « épique » de Brecht (voir Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, trad.Tailleur et Delfel, L’Arche éditeur, tome I, 1972). Invention 1. L’utilisation des modalités et la production stylistique de l’idée de conflit Les élèves peuvent s’inspirer d’un texte de Jean Tardieu : « Eux seuls le savent », dans Théâtre de chambre, Gallimard, 1966 (voir par exemple l’extrait cité dans le manuel Hachette, Des textes à l’œuvre, niveau Seconde, p. 485). 2. L’organisation du suspens (ou suspension) et la progression du dialogue jusqu’à sa chute Les élèves peuvent s’inspirer de la célèbre scène du « ruban » dans L’École des femmes (acte II, scène 5).

AC T E I I I , S C È N E 3 (pp. 129 à 131)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 132 à 134) a Les indications de mise en scène sont fournies au public dans les deux premières répliques de la scène et par l’intermédiaire de Camille. Elle précise par ses paroles le lieu de l’action : « Voilà justement la fontaine », le moment de l’arrivée des personnages : « Voilà Perdican qui approche avec Rosette » et leurs mouvements : « Il la fait asseoir près de lui. » z Les deux premières répliques de Camille ressemblent à une exposition car Camille explique les circonstances qui expliquent sa présence (la lettre de Perdican qui lui fixe un rendez-vous), le lieu (le même qu’« hier », celui de II, 5 : la fontaine), décrit les personnages qui vont agir dans le cadre de cette scène (Rosette et Perdican) ainsi que leurs mouvements et gestes et suggère le sujet de l’action à venir pour capter l’attention du spectateur, comme dans 59

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une véritable exposition : « Que peut-il avoir à me dire ? », « Que veut dire cela », « Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit ». e Camille annonce d’abord ce que la didascalie confirme (première réplique), elle répète ensuite ce que la didascalie commande aux personnages (deuxième et troisième réplique). Dans ces deux cas, la succession est rapide et la réplique apparaît comme une annonce ou un commentaire du jeu que met en scène la didascalie. L’évolution de ces répliques redondantes montre l’inquiétude et la stupéfaction grandissantes de Camille : elle commence par un constat (« Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait »), puis s’interroge (« Il la fait asseoir près de lui ? ») et enfin s’exclame (« Il a jeté ma bague dans l’eau ! »). r La structure de cette petite mise en scène est simple. Perdican a tout organisé, il est le metteur en scène : il réunit à dessein Rosette et Camille dans ce lieu. Camille, obligée de se cacher, figure donc le public : elle épie la scène derrière un arbre. Les deux acteurs de cette scène sont bien sûr Rosette et Perdican. On pourrait même dire que seul Perdican est acteur, car il a conscience de parler en fonction d’une double énonciation, caractéristique de la communication théâtrale : il parle à Rosette et en même temps s’adresse à Camille (« à haute voix, de manière que Camille l’entende. »). t Perdican est le seul personnage qui joue un double jeu. Camille s’est fait naïvement manipulée et Rosette ne soupçonne pas la présence de Camille. Seul Perdican connaît la complexité de la situation qu’il a su créer. y Cette scène est une petite comédie puisqu’elle se présente comme une petite représentation théâtrale que Perdican donne à voir à Camille. C’est également une petite comédie au sens où Perdican fait de la comédie, joue un rôle, s’amuse à mystifier et à tromper Camille mais aussi Rosette, qui est sans doute déjà victime ici de la rivalité d’orgueil qu’entretiennent Perdican et Camille. u La didascalie : « à haute voix de manière que Camille l’entende » renseigne sur l’intention de jeu de Perdican et montre à l’évidence que le véritable destinataire de son discours est bien Camille et non Rosette.Tout ce qu’il dit à Rosette vise Camille. Ainsi, la double énonciation est évidente : Perdican parle à Rosette de façon à être entendu de Camille. i Tout en feignant de s’adresser à Rosette, Perdican critique Camille à trois reprises. Dans sa première réplique, il critique l’indifférence affectée de Camille au moment de leurs retrouvailles (I, 3 et II, 1) : « toi seule au monde, tu n’as pas oublié de nos beaux jours passés, toi seule tu te souviens de la vie qui 60

Acte III, scène 3

n’est plus ». Il critique ensuite la conception de l’amour mystique que Camille prône depuis son retour et qu’elle a exposée en II, 5 : « On n’a pas flétri ta jeunesse… Tu ne veux pas te faire religieuse. » Il critique ensuite les nonnes qui ont réussi à convaincre Camille de refuser par orgueil l’amour des hommes (en II, 5) : « ces pâles statues fabriquées par des nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ». o Perdican cherche d’abord à se venger de Camille. En effet, à la scène 2 de l’acte III, il a intercepté une lettre de Camille adressée à son amie Louise, restée au couvent. Dans cette lettre méprisante et condescendante, Camille se moque de Perdican et de son amour supposé en même temps qu’elle se montre comme absolument indifférente, hautaine et froide à son égard. Perdican imagine alors un stratagème pour venger son amour-propre bafoué : « oui, tu sauras que j’en aime une autre, avant que de partir d’ici ». Il expose son plan à la fin de la scène en ces termes : « J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais par le Ciel ! elle n’y trouvera pas ce qu’elle y comptera trouver. Je veux faire la cour à Rosette, devant Camille elle-même. » q Dans la scène 5 de l’acte II, Perdican se retrouve dans la même position que Camille à la scène 3 de l’acte III : la situation est semblable, mais inverse. Le mode de communication est le même : il s’agit d’une lettre. Le lieu du rendez-vous est le même : il s’agit de la « petite fontaine ». Enfin, les deux scènes débutent de la même façon : par un monologue où le personnage invité s’interroge sur les raisons de cette invitation. s On peut relever une allusion précise à la scène 5 de l’acte II dans l’évocation du projet de Camille annoncé en II, 5, de se faire religieuse (« On n’a pas flétri ta jeunesse… Tu ne veux pas te faire religieuse ») et dans l’évocation des nonnes et du couvent où Camille veut finir ses jours (« ces pâles statues fabriquées par des nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules »). d Le discours amoureux de Perdican reprend, jusque dans son style, certains éléments de l’argumentation qu’il avait développée en II, 5 devant Camille. Il utilise notamment les mêmes répétitions anaphoriques : « sais-tu ce que c’est que… », qui deviennent une sorte de marque stylistique du discours amoureux de Perdican. Comme en II, 5, l’anaphore imprime un élan tout particulier aux répliques de Perdican : « toi seule… toi seule », « on n’a pas… on n’a pas ». 61

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f Les modalités des phrases que Perdican sollicite fréquemment sont essentiellement injonctives : il donne en effet un certain nombre de directives à Rosette en ce qui concerne notamment son attitude : « Regarde », « Lève-toi », « Écoute », etc. Quand Perdican sollicite la modalité interrogative, c’est pour questionner Rosette, mais également pour relancer le dialogue dans une autre direction : c’est lui qui a l’initiative dans ce dialogue. g Les répliques de Rosette sont bien moins étendues que celle de Perdican et elles ne font que commenter les paroles et les gestes de Perdican. Rosette ne prononce que trois répliques qui correspondent à autant de phrases. Cette disproportion fait de Rosette un être passif, effacé, presque muet et spectateur admiratif de la prestation de Perdican. On pourrait presque voir en elle un faire-valoir, un objet ou un instrument dans les mains de Perdican. h Grâce à de multiples injonctions, Perdican commence par enjoindre Rosette à l’aimer, puis lui pose des questions qui n’appellent pas véritablement de réponses puisque Perdican ne laisse pas le loisir à son interlocutrice de pouvoir le faire. Pourtant, quand Perdican réitère sa question fondamentale (« Sais-tu ce que c’est que l’amour ? »), Rosette lui répond brièvement avant de voir sa réponse complétée, amplifiée et expliquée par Perdican. La fin du texte montre Perdican en train de dresser un portrait de Rosette : il prend entièrement en charge les pensées, les réflexions et les sentiments de Rosette et les reformule lui-même. j Les anaphores inscrivent le discours dans le registre lyrique en ce sens qu’elles impriment, par leur succession, un rythme invocatoire et presque mystique à l’ensemble du passage : « toi seule… toi seule », « on n’a pas… on n’a pas ». Certaines formules se présentent comme des litanies qui ouvriraient et fermeraient rituellement le discours de Perdican. Elles font donc partie d’une volonté de faire un éloge (de l’amour plus que de Rosette, qui n’en est que le prétexte) et elles inscrivent ainsi l’ensemble du discours de Perdican au sein du registre laudatif. k Le discours de Perdican s’apparente à la célébration d’un mariage par les injonctions qu’il adresse à l’endroit de Rosette qui s’exécute telle une future épouse. Les injonctions fonctionnent comme une série de demandes rituelles, comme une suite d’actes sacrés. La célébration amoureuse confère également au discours de Perdican une allure proche de celle du Cantique des cantiques, ou de tout texte en général, qui célèbre l’union amoureuse de deux 62

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jeunes gens. Enfin, certains objets, comme la chaîne d’or, et certaines postures, comme l’élévation finale (« Lève-toi »), suggèrent ici qu’il pourrait s’agir de la célébration d’une union symbolique. l La nature est une sorte d’autel, de temple mystique qui permet à cette célébration amoureuse de devenir une consécration amoureuse. La nature incite et aide les jeunes gens dans l’accomplissement de leur désir en leur donnant l’exemple d’une vitalité et d’une fécondité évidentes (voir la dernière réplique de Perdican).

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 136 à 144) Examen des textes a Néron exprime parfaitement la complexité et la perversité de la mise en scène qu’il met en place quand il dit à l’adresse de Junie : « Madame, en le voyant, songez que je vous voi. » Le dispositif spéculaire du théâtre est ici mis en évidence : à la double énonciation s’ajoute le double regard. z Junie tente de prévenir Britannicus du piège tendu par Néron en utilisant des expressions à double entente comme : « Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux », « Et jamais l’Empereur n’est absent de ces lieux. » Ces vers se comprennent normalement au second degré : le premier vers cité est imagé et le second signifie que Néron possède des moyens d’information et de délation multiples. Ils doivent se comprendre ici au premier degré (mais Britannicus ne le devine pas) : Néron est vraiment présent et les murs cachent vraiment ses propres yeux. e Les vers où Britannicus exprime sa joie et son bonheur de pouvoir parler seul à Junie sont empreints d’ironie tragique et montrent sa naïveté : « Parlez. Nous sommes seuls : notre ennemi trompé, […] est ailleurs occupé. Ménageons les moments de cette heureuse absence. » r Ophélie dit très justement à Hamlet : « Vous remplacez parfaitement le chœur, monseigneur. » En effet, Hamlet prend en charge certaines prérogatives du chœur : tout d’abord, il présente l’action représentée par les comédiens : personnages, sujet, titre de la pièce, argument ou résumé de l’intrigue, éléments d’information nécessaires à la compréhension ; en second lieu, Hamlet commente également l’action et annonce certains événements pour capter l’attention et dramatiser ce qui se trouve représenté. 63

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t Hamlet est d’un bout à l’autre ironique : d’abord en signalant que le spectacle est « inoffensif », alors qu’il a pour but de provoquer le nouveau roi qu’Hamlet suspecte de régicide ; ensuite en mettant hors de cause celui qu’il considère comme le meurtrier de son père : « nous avons la conscience tranquille : cela ne nous touche pas », dit-il à l’adresse de son oncle… y Les valets ont pris la place des maîtres, comme le montrent certaines didascalies qui mettent en évidence cette usurpation d’identité. Mais si l’on s’en tient à ce que le spectateur peut connaître, on constate que certaines répliques montrent que les valets singent les maîtres : « traitons l’amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres ; allons-y poliment, et comme le grand monde ». u Le passage montre la coexistence de deux plans d’énonciation distincts : d’abord celui de l’intrigue, qui couvre le début du passage (jusqu’à « Qu’on se retire à dix pas ») puis celui de la représentation d’une petite pièce dans la pièce (à partir de « Remarquez-vous, Madame… »). Dans le premier cas, l’énonciation est traditionnelle, c’est celle de toute pièce de théâtre : les personnages agissent et parlent entre eux et pour le public. Dans le second, ils agissent et parlent entre eux pour un public présent sur scène et faisant partie de l’énonciation, et en outre pour le public du théâtre : l’énonciation est donc redoublée. Travaux d’écriture Question préliminaire Ces scènes de théâtre dans le théâtre assument plusieurs fonctions différentes. Elles ont d’abord comme caractéristique commune de s’adresser à un public inclus de fait dans l’intrigue (même dans le cas du texte C). Junie parle à Britannicus en fonction de Néron qui la regarde, Perdican parle à Rosette en fonction de Camille qui la regarde, la pièce représentée dans le texte B vise son principal public, le roi, tandis qu’Arlequin et Cléanthis se mettent en scène devant leurs anciens maîtres. Dans tous les cas, le théâtre dans le théâtre est utilisé ici comme une contrainte cruelle pour celui ou ceux qui en sont les destinataires (textes A, B, D) ou les protagonistes (texte C). Leurs objectifs sont en revanche variés : les dispositifs mis en place dans les textes B et C cherchent à provoquer l’avènement d’une vérité, alors que les textes A et D cherchent, par esprit de vengeance, à stigmatiser la ou les personnes visées (comme destinataires) en les critiquant ou en les ridiculisant. Le texte B cumule ces deux fonctions de révélation et de critique. 64

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Commentaire 1. Une scène de théâtre dans le théâtre (genre de la scène, spécificité du texte) A. Composition du passage • Première partie : mise en scène et indications de jeu (« Mais parlons d’autres choses, ma belle damoiselle, qu’est-ce que nous ferons… qu’on se retire à dix pas » + didascalie qui suit). Mise en scène : assis, puis debout en se promenant. • Seconde partie : la pièce en elle-même. C’est une scène de séduction (Arlequin va faire la cour à Cléanthis) : « Remarquez-vous Madame… vous gâtez tout. » B. La représentation du théâtre Présence d’un lieu théâtral défini : lieu (« se promenant sur le théâtre »), public (« Qu’on se retire à dix pas »), comédiens (« car encore une fois nous sommes d’honnêtes gens à cette heure »), présence de la spécificité de l’échange théâtral, de la double énonciation (Arlequin et Cléanthis se parlent et parlent pour Iphicrate et Euphrosine). C. La démystification de l’illusion théâtrale Les personnages se dénoncent comme acteurs de leur rôle. Comme le constate Cléanthis (« vous gâtez tout »),Arlequin brise le contrat de l’illusion théâtrale en étant autant acteur que (bon) public : « c’est que je m’applaudis », etc. 2. Une parodie de scène galante (registre et intertextualité) A. La parodie du style de la galanterie • Champ lexical de l’amour et de la séduction (« amour », « grâces », « douceurs », « compliments », « aimer », « aimable », « tendre », « affaires ») et par métaphore (« flammes », « feux »). • Figures « précieuses » : l’hyperbole (« le plus beau temps du monde »), hypallage (« jour tendre »), métaphore (« flammes », « feux »). • Syntaxe et ponctuation expressives et émotives : interrogations, exclamations, interjections. B. Les décalages parodiques • Les décalages et les exagérations sont visibles. Le comique parodique est revendiqué (« traitons l’amour à la grande manière », « comme le grand monde », « procédons noblement »). Arlequin a du mal à rester dans son rôle et il laisse ainsi transparaître l’aspect parodique, et donc comique de l’imitation qui n’aurait été sans cela qu’un pastiche réussi, une imitation parfaite. • Le dialogue en tant que parodie de conversation galante est caricaturé, déformé, exagéré. Les enchaînements « sur le mot » fonctionnent mal et 65

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dénoncent ainsi un discours vide de tout contenu, qui n’est qu’une simple convention dans le protocole amoureux (voir les liaisons sur « tendre », « ressemblez », « grâces », « dispense ») : le texte donne l’impression de ressembler à un jeu de société fondé sur l’enchaînement verbal, voire lexical. C. La satire C’est une leçon de comédie (castigat ridendo mores) : elle s’adresse ainsi essentiellement au public représenté (Iphicrate et Euphrosine). Son objectif est moral ou moralisateur (faire prendre conscience de ses ridicules) et ses moyens sont satiriques (« nous moquer de nos patrons »). Dissertation On peut proposer un plan simple de réponse accessible à l’ensemble des élèves : réfutation fondée sur l’évidence, puis prise en compte fondée sur une analyse plus profonde de l’histoire et des problématiques du théâtre. 1. Le théâtre en tant que représentation A. La problématique des genres Chaque genre littéraire a sa spécificité et celle qui a trait à la réflexion appartient à la prose démonstrative (la littérature d’idées, les textes argumentatifs, les essais, les traités, etc.). Le récit (ou le roman) raconte, la poésie exprime et le théâtre montre, alors que l’essai démontre. B. Le théâtre et sa réflexion Dans le texte théâtral lui-même, le partage des tâches est clair : à la préface, la réflexion et à la pièce, la création : voir les préfaces de Britannicus, de Bérénice (Racine), celles de Hugo dans Cromwell, Lucrèce Borgia, ou enfin de Vigny (« Lettre à Lord… » pour Chatterton). Certes, certaines préfaces peuvent même devenir des manifestes, comme celle de Cromwell par exemple, mais ce n’est précisément pas à la pièce qu’est dévolue cette mission. Quand un dramaturge ou un écrivain veut faire part de ses réflexions sur le théâtre, il utilise un autre genre littéraire, celui de l’essai (Le Théâtre et son double d’Artaud), du témoignage documentaire ou testamentaire (Notes et contrenotes de Ionesco), du discours (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique de Corneille), etc. C. La spécificité de la réflexion théâtrale Cela ne veut pas dire que le théâtre ne réfléchit pas et ne signifie rien : simplement son mode d’appréhension n’est pas conceptuel. Le théâtre réfléchit et se réfléchit avec ses propres outils dramatiques et son mode de pensée est propre à sa spécificité générique qui nécessite la représentation et le jeu. Le 66

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meilleur exemple réside sans doute dans le rapport que l’on peut faire entre Sophocle et Artistote. C’est ce dernier qui a exprimé conceptuellement (qui a traduit en quelque sorte), dans sa Poétique, la théorie de la tragédie et du théâtre de Sophocle, après examen de ses pièces. La réflexion n’est donc pas seulement extérieure au théâtre, elle lui est aussi postérieure (et donc dépendante, soumise et redondante d’une certaine façon). 2. Le théâtre en tant que questionnement de la représentation A. La théâtralité et la mise en abyme Le questionnement sur l’essence du théâtre, sa théâtralité, est une constante dans l’histoire de cet art. Molière a réfléchi en action dans L’Impromptu de Versailles et même dans La Critique de l’école des femmes par exemple. Marivaux a mis en scène la mise en scène dans Les Acteurs de bonne foi. Enfin, Rotrou dans Le Véritable Saint Genest et surtout Corneille dans L’Illusion comique ont fait l’éloge de cette illusion théâtrale qui a une force et une vérité plus grande que la simple réalité dont elle s’inspire pourtant. Un dramaturge contemporain comme Jean Genet a lui aussi chanté la fascination de la théâtralité comme essence du théâtre dans de nombreuses pièces, notamment dans Le Balcon. La mise en abyme du théâtre est donc réflexion théâtrale sur le théâtre. B. Le théâtre comme sujet du théâtre Une part du théâtre moderne et contemporain a cherché à faire de cette recherche problématique de l’essence d’un art fuyant, complexe et composite le sujet et le matériau du théâtre. Le théâtre de Pirandello en est sans doute la forme opiniâtre et aboutie (voir Six personnages en quête d’auteur par exemple). C. L’essence du théâtre comme manifestation de l’existence Paradoxalement, cette réflexion sur le théâtre renverse la perspective et devient réflexion universelle et existentielle car dans la théâtralité, la mise en abyme et le jeu de l’acteur se jouent les problèmes de l’identité et de la destination de l’être humain. En ce sens, la réflexion sur le théâtre devient réflexion sur la vie (Pirandello) et la réflexion sur l’existence peut s’apparenter à une réflexion sur le théâtre (Beckett) selon une logique que la métaphore baroque du theatrum mundi avait bien perçue. Dans cette recherche, c’est une réflexion sur l’événement qui surgit : qu’est-ce qui arrive quand il arrive quelque chose ? Claudel a parfaitement défini cette fascination, dont il fait l’éloge au début de L’Échange : « Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai […] C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. […] L’homme 67

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s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur ses genoux. » Invention • Cet éditorial implique un point de vue critique évident, ou tout du moins amusé et satirique. • Cette métaphore du theatrum mundi que l’on retrouve déjà chez les stoïciens antiques et dans la prédication chrétienne (voir saint Augustin, La Cité de Dieu, commentaire du Psaume 127 dans III, 2, 17) est particulièrement utilisée au théâtre à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, à l’époque dite baroque : on peut conseiller la lecture de L’Illusion comique de Corneille, Du grand théâtre du monde, de La vie est un songe de Caldéron et de Shakespeare en général. On peut ainsi citer à titre d’exemple la réplique de Jacques dans Comme il vous plaira qui commence par : « Le monde entier est un théâtre… » (Shakespeare, Comme il vous plaira, trad. François-Victor Hugo, acte II, scène 7).

AC T E I I I , S C È N E 8 (pp. 157 à 158)

◆ LECTURE ANALYTIQUE DE LA SCÈNE (pp. 160 à 163) a Ce dénouement comporte une ultime péripétie ou « catastrophe » : il s’agit du cri, puis de la mort de Rosette, cachée à l’abri des regards de Camille et de Perdican. Il s’agit bien d’une péripétie puisqu’il y a renversement de fortune (du bonheur au malheur) et c’est bien une catastrophe puisque c’est la dernière de la pièce : elle scelle définitivement le dénouement comme malheureux (« Adieu »). z Cette catastrophe, ou ultime péripétie, fait en sorte qu’on a l’impression d’assister à un double dénouement. Le début de la scène est en lui-même une péripétie : les protagonistes se sont quittés fâchés, en désaccord puisque Perdican a décidé d’épouser Rosette par bravade et que Camille a tenté en vain de l’en dissuader. Ce que nous montre le début de la scène 8 est donc en opposition avec ce que l’on pouvait attendre et l’aveu de cet amour, attendu depuis le début de la pièce, surgit enfin. Au moment où le rideau peut tomber sur ce dénouement heureux, l’intrigue bascule vers le malheur. La didascalie qui annonce ce renversement de fortune est elle-même double : « Il 68

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l’embrasse », puis « on entend un grand cri derrière l’autel ». Commence alors l’exposé cruel d’un second dénouement en opposition complète avec ce dénouement heureux qui semblait pouvoir clore l’action. e Ce dénouement est fondé sur un coup de théâtre parce qu’il est extrêmement rapide. En effet, dans cette pièce, le dénouement n’est formé que par une seule scène, ce qui est déjà relativement court. Cette scène est par ailleurs assez courte. Mais en outre, le dénouement ultime (la catastrophe) n’est compris qu’à la toute fin de la scène (la seconde moitié de celle-ci). On peut donc parler de dénouement-éclair et de coup de théâtre, puisque à la rapidité se joint ici la surprise inattendue, l’événement extraordinaire et stupéfiant qui renverse entièrement les conditions finales de la pièce. r Ce dénouement participe d’une certaine poétique de la cruauté. Rosette est un personnage humilié, négligé : elle est un objet dans les mains de Perdican, qui reste toujours pour elle un maître, plus qu’un amoureux (voir I, 4 ; II, 3 et III, 3 par exemple, ou même III, 7). Elle est également méprisée par Camille qui l’ignore, en tant que « sœur de lait » (actes I et II), puis l’utilise cruellement (III, 6). La cruauté est donc terrible ici, elle est au comble et Rosette y succombe. La cruauté touche également les protagonistes puisque au moment même où ils s’avouent leur amour, la situation dramatique leur montre qu’il est impossible : on peut donc parler d’ironie tragique. En effet, les personnages se disent leur bonheur alors même qu’ils sont en train de faire leur malheur et pire celui d’une autre, bien plus innocente, en outre. C’est bien là ce qui est paradoxal et cruel : c’est Rosette, pure et innocente, qui va mourir. t Le champ lexical de l’amour est bien représenté dans cette scène : « m’aimer », « nous nous aimons » (deux fois), « je t’aime ». On peut élargir le relevé au lexique apparenté (par dénotation ou connotation) : « un baiser », « ton cœur », « chère créature, tu es à moi ». Certaines didascalies montrent une évidente présence de l’affection : « il la prend dans ses bras », « Il l’embrasse ». En tant que sentiment, l’amour est le thème principal de toute évocation lyrique, il est le médium privilégié qui permet l’épanouissement du registre lyrique. y Les apostrophes contribuent à l’expression lyrique du sentiment amoureux tout autant que celle de l’élégie et de la plainte. Elles sont autant des invocations que des exclamations : « Ô mon Dieu » (deux fois), « Ô insensés ». Elles apparaissent comme des sollicitations, comme des appels à Dieu et à l’amour : on sait que chez Musset, les deux choses sont finalement très liées, voire confondues. 69

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u Dans sa tirade, Perdican utilise des images qui tentent de conférer un aspect poétique à l’amour et au bonheur. La principale image, qui fonde d’ailleurs une métaphore filée tout au long de la tirade jusqu’à en faire une allégorie, est celle du paysage naturel. Le bonheur est associé à une « perle » et le monde devient un « océan », Dieu, un « pêcheur céleste ». Le cheminement amoureux qui a amené Perdican vers Camille est assimilé concrètement à un chemin naturel, à un paysage de campagne verdoyant et paisible : « le vert sentier… horizon ». Les difficultés et les obstacles qui sont survenus sont associés à des obstacles naturels et pénibles : « rochers informes », « vent funeste ». i Le champ lexical de la mort apparaît évidemment et de façon progressive, à mesure que le dénouement tant redouté s’avère irrémédiable : « il me semble que mes mains sont couvertes de sang », « je sens un froid mortel », « ne faites pas de moi un meurtrier », « nous avons joué avec la vie et la mort », « ne tuez pas Rosette », et enfin « elle est morte ». La présence du registre pathétique découle logiquement de la représentation importante du champ lexical de la mort. Le registre tragique se fait sensible dans le fait que cette mort semble inévitable, irrémédiable puisque, avant même la terrible confirmation, Perdican évoque cette possibilité dans ce qu’on peut appeler ses « prédictions », comme une réalité inéluctable, fatale : « ne faites pas de moi un meurtrier », « ne tuez pas Rosette ». o Deux adjectifs utilisés dans cette scène lui confèrent très nettement une atmosphère tragique, voire une appartenance manifeste au registre tragique : il s’agit de « funeste » et de « fatal ». Funeste, comme son étymologie l’indique, implique l’idée de mort, d’événement funèbre, de cérémonie funéraire, de funérailles (funus en latin). Fatal renvoie au latin fatum qui signifie d’abord « prédiction », « oracle », puis « destin », « fatalité » et enfin « destin malheureux, funeste » précisément. Les deux mots sont donc très liés, ils renvoient tous deux immédiatement à l’idée d’un événement tragique, ils indiquent par là la présence du registre tragique. q Hormis le champ lexical de la mort, surreprésenté à la fin, on note la présence d’un lexique qui met l’accent sur la douleur comme l’adjectif « cruel » notamment. Si on examine le début de la scène, qui appartient il est vrai à une autre situation de souffrance que celle qui est exposée à la fin, on remarque néanmoins la présence d’un lexique de la douleur : « malheureuse » et d’exclamations pathétiques comme « hélas ! » ou « mon Dieu », si bien que la scène semble encadrée par un sentiment pathétique continu, seulement interrompu par une évocation lyrique au centre de celle-ci. 70

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s La première partie de la scène conduit à un parfait dénouement de comédie, puisque le nœud initial (le refus de Camille) s’est dénoué, sans doute grâce à l’ultime décision de Perdican à la scène précédente. Au dénouement de comédie (« Il l’embrasse ») se substitue alors la possibilité terrible et angoissante d’un dénouement de tragédie (« on entend un cri derrière l’autel »), marqué par l’irréparable, lequel sera confirmé par Camille après une brève enquête (« Elle est morte.Adieu Perdican »). La seconde partie de la scène, celle qui suit la didascalie citée, est ainsi occupée par le développement de cette nouvelle option dramatique. d Perdican analyse avec une certaine lucidité son aveuglement (et celui de Camille) en tant que ressort tragique. C’est le jeu qui est cause de la mort : « et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet », dit-il en parlant de l’amour. Il dira ensuite : « nous avons joué avec la vie et la mort », c’est-à-dire avec l’amour, le seul sentiment qui donne envie de vivre et dont la perte peut conduire à la mort. C’est donc bien une situation de comédie, le jeu avec l’amour (voir les titres des pièces de Marivaux par exemple), qui conduit à la tragédie : la comédie de l’amour est la cause de la tragédie funeste. f Perdican semble expliciter le titre de la pièce dans l’avant-dernière réplique de celle-ci quand il dit : « nous avons joué avec la vie et la mort ». Le badinage de la comédie amoureuse est dangereux, il peut avoir des conséquences funestes, car c’est un sentiment sérieux qui engage l’âme et le corps, c’est un sentiment sublime qui dépasse l’homme vers sa grandeur, c’est un sentiment divin qui rapproche l’homme de Dieu. Ce n’est finalement pas un sentiment de comédie ! En tout cas, le dénouement de la pièce montre qu’il est dangereux de bafouer ce sentiment, de l’abâtardir en vile débauche ou en badinage inconséquent. En ce sens, et d’une façon très paradoxale, la pièce reste une comédie, puisqu’elle comporte une leçon (proverbiale), une maxime morale comme il est de règle dans le genre comique. L’objectif de la comédie en général, et de celle-ci en particulier, est bien de montrer des comportements condamnables (et de les condamner) pour mieux corriger les mœurs des spectateurs (et des lecteurs) afin de les mettre en garde contre de tels agissements et d’en améliorer la conduite. g Perdican semble faire de l’« orgueil » une entité puissante et transcendante : « Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? » C’est une entité fatale et donc tragique puisqu’elle semble dépasser les 71

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êtres humains eux-mêmes et les conduire inéluctablement au malheur, bien malgré eux, à leur insu, sans qu’ils en aient une claire conscience. C’est donc ce principe d’aveuglement tragique qui rend compte selon Perdican de l’évolution de l’action dramatique représentée. h Si l’on est attentif au fait que cette scène se déroule dans un lieu de prière (« un oratoire » nous dit la didascalie), on comprendra mieux la dimension mystique et religieuse de ce dénouement. Les personnages s’adressent en effet à Dieu, comme s’ils priaient : « Ô mon Dieu », disent par exemple à tour de rôle les deux personnages. La première réplique de Camille est entièrement adressée à Dieu (Perdican n’est pas encore arrivé) et prend des aspects christiques et évangéliques (« m’avez-vous abandonnée, Ô mon Dieu ? »). Cette réflexion est finalement assez proche de ce qu’exprimera Perdican à la fin de la scène : « je vous en supplie mon Dieu ! ». Cette dernière réplique de Perdican est entièrement adressée à Dieu (Camille est sortie à ce moment-là). Les prières de Perdican (« ne faites pas de moi un meurtrier », « ne tuez pas Rosette », « ne faites pas cela ») donnent une dimension tragique à ce dénouement en ce sens qu’elles semblent conférer à la divinité tout pouvoir agissant : c’est Dieu, en tant que transcendance, qui peut sauver les personnages du malheur. Le tragique en sera d’autant plus cruel que le pire s’avérera comme l’expression inéluctable, fatale d’une condamnation, d’un châtiment divin mérité par des personnages qui ont outrepassé leurs prérogatives.

◆ LECTURES CROISÉES ET TRAVAUX D’ÉCRITURE (pp. 165 à 174) Examen des textes a Médée utilise une ironie particulièrement choquante dans un tel contexte : elle ironise en effet sur le sort de Jason : « Heureux père et mari », « bienheureux amant » (elle vient de tuer Créüse sa maîtresse !), sur ses enfants qu’elle vient d’égorger (« ces petits ingrats »). Elle sous-entend que cette nouvelle situation fait plaisir à Jason et le comble en lui ôtant tout scrupule ou tout sujet de remords, ce qui est profondément injuste et révoltant. L’ironie la plus insupportable est néanmoins développée dans la dernière réplique de Médée : « Enfin je n’ai pas mal employé la journée / Que la bonté du Roi, de grâce m’a donnée. » Cette journée est en effet émaillée d’un certain nombre d’assassinats (Créon, Créüse, les deux enfants). Cette ironie montre le sentiment d’impunité dont fait preuve Médée : ce sentiment la met au-dessus de la jus72

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tice des hommes. Il montre en outre un orgueil et une absence de compassion qui ne sont pas de ce monde. z La délibération de Jason commence d’abord par évoquer l’éventualité de sa vengeance, pour ensuite la remettre en cause (« Mais que me servira cette vaine poursuite ») : il décide alors de renoncer à cette idée chimérique. À ce moment-là, la délibération se retourne dialectiquement en une révolte contre sa propre décision qui met à mal son honneur : « Misérable, perfide ! ainsi donc ta faiblesse / Épargne la sorcière et trahit ta princesse ! » Jason décide alors à nouveau de se venger (« Venge-toi »), pour ensuite à nouveau remettre en cause cette position : « Mais quoi ! Je vous écoute, impuissantes chaleurs ». Jason a donc par deux fois pensé à se venger pour deux fois y renoncer. C’est alors que la délibération aboutit à une résolution (le suicide) qui va tenter de permettre au héros de sortir de ce dilemme qui consiste à devoir se venger tout en sachant que c’est impossible. Cette décision est évoquée quelques vers avant la fin qui ne fait qu’amplifier cette décision : « Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras / Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas. » C’est ironiquement ce que Médée avait suggéré à Jason dans la scène précédente quand elle lui enjoignait d’aller « cajoler (s)a maîtresse ». e C’est bien évidemment Jason qui a le dernier mot (presqu’au sens propre) : c’est lui qui s’adresse aux hommes et tire la leçon de cet épisode sanglant. Ce sont les gens simples (la Nourrice, le Garde) qui rappellent la mesure humaine de toute chose et la possibilité d’un bonheur à hauteur d’homme, débarrassé de tout héroïsme, de tout orgueil dangereux. r Médée était manifestement un obstacle à la sérénité de la Cité : son élimination est conforme à la logique de ce mythe monstrueux et à la dramaturgie d’une certaine forme tragique qui célèbre le sacrifice d’un bouc émissaire en vue de la purification de l’ensemble de la Cité. Médée est ici en revanche parfaitement coupable. En son élimination réside manifestement la résolution du conflit tragique. t L’impossibilité à agir se manifeste d’abord par le fait que cette dernière séquence propose un certain nombre d’actions possibles qui se révèlent toutes impossibles pour diverses raisons.Toutes les résolutions des personnages sont rejetées. Un autre élément qui met en évidence cette incapacité à agir réside dans le décalage, voire la contradiction entre les répliques des personnages qui envisagent éternellement d’agir et les didascalies qui soulignent leur immobilisme. 73

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y L’onomastique permet évidemment un tel rapprochement (God, Godot). En outre, le personnage semble posséder des caractéristiques qui pourraient l’apparenter à une divinité : il est invisible, mais craint (« il nous punirait »), il a un pouvoir de salut (« Et s’il vient ? – Nous serons sauvés »). Enfin, la scène baigne dans une atmosphère messianique : les personnages semblent attendre leur sauveur, qui ne vient pas, mais qui viendra sans doute demain… Travaux d’écriture Question préliminaire Le dénouement est en toute logique l’élément qui scelle le destin des personnages et suggère au public le mode de réception de l’œuvre, à savoir son genre. Ainsi, on peut très nettement constater que le texte B présente un dénouement de tragédie, puisque le héros s’y donne la mort après avoir délibéré sans succès. Le dénouement de cette pièce de Corneille montre une situation qui ne se dénoue pas, ou qui se dénoue dans le malheur : le conflit n’est pas résolu, il est escamoté et dépassé par la mort de celui qui le portait en son sein, Jason. En revanche, le dénouement du texte A est ambigu, celui du texte C paradoxal et celui du texte D fondamentalement ouvert et indéterminé. Le texte A est extrait d’une comédie, ce que le début de son ultime péripétie tendrait à montrer. Pourtant la fin de la scène et le dénouement à proprement parler représentent la mort d’un des personnages et provoquent la séparation définitive des héros (une fin qui rappelle la séparation des amants du Cid…). Le texte A est donc ambigu car si sa thématique est bien celle de la comédie, son dénouement et certains registres qui y sont utilisés ressortissent plutôt au genre tragique. Le dénouement du texte C est paradoxal en ce sens qu’il s’inspire du même mythe tragique que le texte B, tout en en inversant le dénouement : c’est Médée qui se suicide et Jason qui se sauve d’une certaine manière de la fatalité tragique. Il s’agit donc d’un drame tragique qui repousse dans son ultime péripétie, dans son dénouement, le tragique et la tragédie pour faire prévaloir des valeurs du drame bourgeois, voire d’une certaine comédie. Enfin, le texte D propose un dénouement tout à fait indéterminé et ouvert : l’action s’achève en ce sens que les personnages restent immobiles (« ils ne bougent pas »), mais l’intrigue (si ténue soit-elle) ne se dénoue pas, puisque les personnages continuent d’attendre Godot. Il s’agit donc d’une fin sous forme de perpetuum mobile (elle reprend la fin de l’acte précédent) : rien ne se passe, 74

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c’est-à-dire que rien ne peut se finir, se dénouer. L’atmosphère de tristesse dans laquelle baigne ce dénouement le rapproche de la tragédie, mais les personnages et leur dialogue rendent dérisoire jusqu’à l’évocation même de la mort. On peut parler alors de farce tragique pour rendre compte de la perplexité du spectateur. Ainsi, le dénouement semble un élément décisif pour l’inscription d’une pièce dans un genre uniquement en ce qui concerne la plus ancienne pièce du corpus (texte B), les plus récentes (textes A, C et D) jouent et biaisent avec cette donnée dramaturgique qu’est le dénouement et semblent chercher à déjouer les attentes du spectateur plutôt qu’à les confirmer. Dissertation 1. Le dénouement classique comme clôture du sens A. La complétude du dénouement • Il clôt l’action, met un terme à toutes les intrigues, règle tous les problèmes de la pièce : dans la tragédie (voir texte B ou Britannicus), comme dans la comédie (voir la fin du Mariage de Figaro par exemple). • Il scelle définitivement le sort des personnages : par la mort bien souvent dans la tragédie (texte B, voir également Hamlet), par le mariage dans la comédie (voir Les Fourberies de Scapin, etc.). B. Le dénouement et le genre de la pièce Le dénouement fixe également le mode d’appréhension et de réception de la pièce par le public : c’est alors que l’on va juger s’il s’agit d’une vraie tragédie ou d’une comédie, voire d’un simple drame. Les hésitations de Corneille sur le genre du Cid montrent précisément que le dénouement non malheureux de la pièce pouvait poser problème : il préférera parler de tragi-comédie plutôt que de tragédie. 2. Le dénouement ouvert : indétermination du sens A. Le dénouement suspendu Le classicisme se méfiait déjà des lourdeurs possibles d’un dénouement trop scolaire et proposait que l’on puisse simplement suggérer certaines suites de l’action. Le dénouement du Cid laisse en suspens l’avenir de la relation entre Chimène et Rodrigue (de même que celui de Perdican et Camille). Les dénouements d’Andromaque, de La Thébaïde de Racine, de Sophonisbe de Corneille laissent le sort de certains personnages en suspens, et que dire alors de celui de L’Intervention de Hugo ? 75

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B. Le dénouement ambigu L’ambiguïté peut s’inscrire au cœur même de certaines écritures dramatiques comme dans Badine : on a vu combien ce dénouement dénouait l’intrigue puisque Perdican et Camille s’avouent leur amour tout en recomposant aussitôt le nœud tragique par la mort de Rosette (texte A). Le dénouement de La Cerisaie de Tchekhov est tout autant ambigu : il se présente comme inversion des données initiales, tous les personnages quittent la scène et l’espace dramatique ; pourtant le spectateur ne sait comment comprendre cette vente, ce départ, cette fin car le registre final reste très ambigu et oscille entre un certain détachement désabusé, voire ironique, et une profonde mélancolie. C. L’absence de dénouement Certains dénouements jouent sur le paradoxe et l’ambiguïté en suggérant qu’ils ne sont que des commencements ou plutôt des recommencements. Ce sont alors des variations répétitives sur l’éternel retour du même : En attendant Godot (texte D), La Leçon de Ionesco, Les Boulingrin de Courteline, etc. 3. Le sens : dans le dénouement ou dans le déroulement ? A. L’artificialité du dénouement Certains dénouements, par leur artificialité exhibée, tendent à montrer que l’essentiel n’est pas là. Le sens d’une pièce ne coïncide pas nécessairement avec son terme. Le dénouement du Tartuffe en est un bon exemple (voir également Dom Juan et pourquoi pas également Le Mariage de Figaro ?). Les dénouements de comédies montrent en général que l’intérêt du spectacle théâtral ne réside certainement pas dans de telles conventions : la comédie en joue et se joue d’elles. B. L’intrigue et/ou la fable : le théâtre dramatique et le théâtre épique Voir le corrigé de la dissertation du questionnaire 4 (et le tableau de Brecht) : le théâtre épique met en avant le processus théâtral comme désillusion et le dénouement n’est plus essentiel : on passe d’un « intérêt passionné pour le dénouement » dans le théâtre dramatique à un « intérêt passionné pour le déroulement » dans le théâtre épique. C. Le théâtre : un art non linéaire ? Le dénouement fixe les limites de l’histoire et non l’étendue du sens que la pièce a pu recouvrir. Au moment où la pièce se dénoue, elle se rejoue chez le spectateur : c’est tout l’art de la mise en scène de proposer un feuilleté de significations en profondeur, là où le texte ne propose en effet qu’une sorte de récit linéaire (l’intrigue, l’argument, la fable, etc.). À l’inverse du récit, parce 76

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qu’il n’est pas monologique, le théâtre se présente comme une forme problématique, polyphonique qui nécessite la présence active d’une conscience qui puisse interpréter, juger ce qui a été représenté. Ce qui a pu être considéré comme une faiblesse argumentative (dans la dissertation du questionnaire 3) est une véritable force esthétique : le théâtre serait alors à rapprocher davantage de la musique ou de la peinture, que du récit. Commentaire Voici quelques pistes à étayer par des analyses et des citations précises tirées des textes en question. 1. Des dénouements opposés A. Inversion de la structure du dénouement Le texte C inverse totalement le mythe représenté dans le texte B : c’est Médée qui se tue (et non Jason), c’est Jason qui triomphe (et non Médée). Le seul point commun réside dans le fait que Jason conclut (presque) la pièce dans les deux cas, mais le contenu du discours de Jason est tout à fait opposé : dans le texte B, Jason affirme la victoire du Mal et montre que l’honneur et l’orgueil de l’homme résident dans le renoncement héroïque (le suicide) ; dans le texte C, Jason propose que l’homme puisse fuir le tragique (et donc l’héroïque) pour vivre enfin en paix dans un monde à sa mesure. B. Des genres opposés Si le dénouement détermine le genre dramatique, on peut considérer que les deux pièces s’opposent fondamentalement. Le texte B est une tragédie qui se présente comme un spectacle purement esthétique où l’admiration se mêle à la terreur et à la pitié : le spectateur est élevé par cette éducation esthétique (voir Schiller) qui passe par la purgation des passions (mauvaises) : la catharsis. Dans le texte C, on présente directement, par le biais d’un personnage porteparole, et dans une sorte d’épilogue, la leçon morale qu’il faut retenir de la pièce : « rebâtir sans illusions un monde à notre mesure pour y attendre de mourir », etc. Le texte C, par cette dimension didactique, se rapproche donc très nettement du drame : la tragédie ne délivre (directement) en effet aucune leçon morale. 2. Des projets de réécriture opposés A. Une opposition de style marquée Anouilh refuse le vers, le style et le registre tragiques : son langage est simple, voire familier. C’est une façon de refuser dans la forme ce que Jason réfute 77

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sur le fond, à savoir l’héroïsme. La fin de la pièce chez Anouilh ne se finit pas dans le paroxysme comme chez Corneille ; à l’inverse, il se termine sur un dialogue, interrompu, entre la Nourrice et le Garde. Au langage de l’homme chez Anouilh (faire un simple relevé) s’oppose le langage du surhomme cornélien (le langage de Médée en est l’exemple caractéristique, plus encore sans doute que celui de Jason : faire un relevé de quelques vers). B. Des significations opposées Les interprétations du mythe sont radicalement contraires dans les textes B et C : la définition de l’homme et de l’humanisme y est centrale. Corneille pose par principe une surhumanité sublime et divine de l’homme qui lui permet d’atteindre des sommets, mais aussi de chuter dans des abîmes : le suicide de Jason est un sommet en creux, la fuite de Médée est une chute sublime (au sens d’élevée). En ce sens cette capacité divine (ou satanique, en tout cas surnaturelle) à faire le mal comme le bien met Médée au moins sur le même plan que Jason, sinon plus haut ! Elle représente, certes en noir, cette sublimité folle qui réside dans le cœur de l’homme, sa liberté, comme don prométhéen. On peut parler d’humanisme héroïque (et rappeler le premier stasimon du Chœur dans Antigone de Sophocle) : cet humanisme se fonde sur une tradition surtout chrétienne (celle du péché originel, de la chute). Anouilh se réfère en revanche à l’humanisme antique, et notamment aristotélicien : il reprend la définition de l’humanisme de la Renaissance qui propose que l’on fasse de l’homme la mesure de toute chose : « rebâtir sans illusions un monde à notre mesure pour y attendre de mourir », etc. Cet humanisme est cependant bien déprimé, il n’a plus rien à voir avec l’humanisme triomphant de la Renaissance, car il montre (et en ce sens seulement Anouilh reprend parfaitement Corneille) que la monstruosité existe et continue à ravager le cœur de l’homme (Médée incarne cette horreur). Le ton modeste du texte C rend compte de ce nouveau projet sceptique et pragmatique. Invention • Genre d’écrit : le parallèle. Ce genre, très prisé à l’âge classique : voir La Bruyère et son parallèle de Corneille et de Racine dans Les Caractères, Perrault, Parallèle des Anciens et des modernes qui s’inspire notamment des Vies (parallèles) des Hommes illustres de Plutarque. Plus proche de nous et plus en rapport avec le sujet, on pourra évoquer le fameux parallèle romantique de Schlegel : Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide (1807). Ce genre fonde de nombreux essais littéraires qu’on pourra évoquer à cette occasion (sous la forme d’extraits ?) : Hans Robert Jauss, « De l’Iphigénie de 78

Acte III, scène 8

Racine à celle de Goethe » (dans Pour une esthétique de la réception, Tel, Gallimard, pp. 210-242), ou mieux encore Steiner, Les Antigones, Gallimard, « Folio-essais » : voir notamment les pages 212-213 où l’auteur fait un parallèle de Sophocle et d’Anouilh tout à fait probant et convaincant.

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BIBLIOGRAPHIE,

DISCOGRAPHIE CO M P L É M E N TA I R E S

◆ LE THÉÂTRE ET LA DRAMATURGIE – Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980. – Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, Bordas, 1991. – Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1986.

◆ LE ROMANTISME – Paul Bénichou, L’École du désenchantement, Gallimard, 1992 (sur Musset, pp. 99-216). – Jean-Pierre Richard, Études sur le romantisme, Le Seuil, « Points », 1970 (sur Musset, pp. 213-226).

◆ LE THÉÂTRE ROMANTIQUE – Gérard Gengembre, Le Théâtre français au XIXe siècle,Armand Colin, 1999. – Florence Naugrette, Le Théâtre romantique, Le Seuil, « Points », 2001. – Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, « Sup », 1993.

◆ MUSSET, SA VIE, SON ŒUVRE – Alain Heyvaert, La Transparence et l’indicible dans l’œuvre d’Alfred de Musset, Klincksieck, 1994. – Alain Heyvaert, L’Esthétique de Musset, SEDES, 1996. – Yves Lainey, Musset ou la difficulté d’aimer, SEDES, 1978. – Franck Lestringant, Alfred de Musset, Flammarion, « Grandes biographies », 1999.

◆ SUR LE THÉÂTRE DE MUSSET – Léon Lafoscade, Le Théâtre de Musset, Nizet, 1966. – Henri Lefebvre, Musset dramaturge, L’Arche, 1955. – Cecil Malthus, Musset et Shakespeare. Étude analytique de l’influence de Shakespeare sur le théâtre d’Alfred de Musset, Peter Lang, 1988. – Bernard Masson, Théâtre et langage, essai sur le dialogue dans les comédies de Musset, Minard, « Lettres modernes », 1977. 80

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